Page images
PDF
EPUB

Les femmes elles-mêmes sont attirées par la mer et prennent leur part dans ces travaux aventureux; entre les émotions que donnent, aux jours d'orage, le départ et le retour de la chaloupe montée par le père et le fils, elles vont ramasser le varech apporté par les flots, pêcher les crevettes au filet ou détacher, avec un crochet de fer, les moules et les huîtres des rochers. A mesure que la mer baisse, ses bords sont envahis; elle se retire trop lentement au gré de ces pècheurs impatients, qui s'avancent dans l'eau jusqu'à mi-corps pour saisir leur butin. La plage, déserte quelques instants auparavant, est pleine d'animation; les costumes aux couleurs tranchées, aux formes bizarres, et les jupons rouges préférés comme résistant mieux à l'eau salée, lui donnent un aspect pittoresque. Aux jours de fête, les femmes se parent d'un immense bonnet, orné de dentelles, qui semble augmenter ses dimensions sur le littoral le plus exposé à la violence du vent; il diminue en s'éloignant des côtes et devient très ordinaire dans l'intérieur des terres.

1

Mais l'habitant des bords de l'Océan ne porte pas uniquement la dépopulation dans les solitudes profondes; s'il prend, il donne, s'il moissonne, il ensemence; la main qui place l'engin destructeur, établit les parcs et les claires à huîtres. Ce coquillage vient naturellement sur tous les bancs du littoral, mais depuis quelques années, il est pêché en si grande abondance que, pour ne pas épuiser la mine précieuse, on le reproduit artificiellement dans des parcs établis sur la partie des grèves que la mer couvre et découvre alternativement à chaque marée. Là, l'huître, très féconde de sa nature, se multiplie avec une grande rapidité; dans les mois d'été, elle jette son frai, sorte de matière laiteuse qui s'attache aux corps solides préparés d'avance pour la recevoir; la vase lui est contraire; au bout de quelques jours, on aperçoit des milliers de petites huîtres qui grandissent rapidement et qui, après quelques mois, peuvent être transportées dans des viviers, connus dans le pays sous le nom de claires, recouverts seulement dans les grandes marées, où elles grossissent, s'engraissent et prennent, avec la couleur verte, ce goût fin et délicat si apprécié des gourmets.

Les huîtres pêchées en mer, soit à la main, soit à la drague, sont traitées de même. C'est à l'âge de trois ou quatre ans qu'elles ont acquis, au plus haut degré, les qualités qui les font rechercher pour la consommation. Elles sont souvent livrées au commerce avant cet âge, mais alors elles manquent d'épaisseur. Celles dont le contour

⚫ Les parcs sont concédés par l'Etat sur les terrains dépendant du domaine public. On les accorde de preférence aux marins inscrits; c'est pour eux, avec la pèche, une sorte de compensation aux charges de l'inscription maritime, charges qui, on le sait, ont été adoucies par un décret récent.

ne forme pas une circonférence, doivent être rejetées. Depuis quelques années, l'ostréiculture a pris sur ces côtes beaucoup d'extension. La Seudre et l'embouchure de la Charente sont la mine féconde des huîtres auxquelles la petite ville de Marennes a le privilége de donner son nom, et qui, de temps immémorial, se sont répandues dans toute la France. L'élévation successive des prix de vente a développé l'activité des habitants; ils s'adonnent, sur une plus grande échelle, à l'éducation des huîtres, et établissent des parcs sur des parties du rivage de plus en plus avancées sous la mer.

Ces populations maritimes, qui vivent autant sur l'eau que sur la terre, conservent les habitudes d'ordre et de propreté contractées dans leurs embarcations et les apportent au domicile de la famille; chaque année, la maison est reblanchie à la chaux; les lavages et les fourbissages sont fréquents; le bois reluit, les métaux communs brillent à l'égal des plus précieux. Les habitations de la Belgique ou de la Hollande, les élégants cottages n'ont pas leur mobilier plus resplendissant de propreté. La famille est ordinairement nombreuse; elle s'élève pour la mer. L'enfant quitte l'école pour monter sur la barque de son père; comme lui, il aura un jour l'ambition de naviguer, et, après avoir payé, sans murmurer, sa dette à son pays, de se livrer à la pêche en toute sécurité, c'est-à-dire à l'abri du recrutement maritime. La concurrence organisée par certains ports du Nord, au moyen de grands bateaux montés par des équipages de 12 à 15 hommes, est une des préoccupations des patrons, leurs petites chaloupes déployant moins de filets. La surveillance des gardespêche, des syndics, les nombreux règlements de l'inscription trouvent partout une obéissance docile. Les habitants des bords de la mer montrent autant de soumission à l'autorité que d'énergie dans leur existence aventureuse. Ils sont animés de louables sentiments, que développent encore la vue du danger, un ciel plein d'orage et le perpétuel spectacle d'une imposante nature. On ne sait pas tout ce que contiennent d'abnégation, de dévouement, d'élan spontané, ces cœurs généreux, si on ne les a fréquentés, si on n'a vécu au milieu d'eux, si on n'a écouté leurs récits légendaires. Plus d'un navire en détresse, plus d'un homme en danger tendant ses mains vers le rivage ont dû leur salut au courageux habitant des côtes, qui prodigue ses secours sans calculer le péril, assez récompensé s'il réussit, prêt à recommencer, s'il n'est pas lui-même la victime de son dévoue

ment.

Un séjour prolongé dans ces contrées d'une physionomie si particulière, et au milieu de ces populations qui semblent la refléter, nous les a fait aimer et nous a permis d'apprécier tout ce qu'il y a d'avenir sur ce littoral en formation, où la lutte développe les hommes et les

rend propres aux entreprises. La mer attire les uns pour les expéditions hasardeuses; la terre donne aux autres une énergie infatigable pour la protéger et la féconder. Le travail de tous les jours n'a pas été perdu. Quels beaux résultats obtenus! L'homme élargissant les limites de son domaine; de vastes étendues conquises et changées en fertiles héritages; des terrains, jadis nus, recouverts maintenant d'une herbe abondante; des pâturages animés par de nombreux animaux; les cultures productives et la vigne elle-même, disputant à la mer le sable de la grève, tel est le spectacle qui réjouit aujourd'hui dans les marais de la Saintonge et de l'Aunis, au lieu de celui qui attristait à une autre époque. Ces progrès en présagent d'autres qui viendront à leur tour. Ce littoral a attiré les capitaux qui se sont formés dans des contrées mieux traitées par le sort, et les fonds de terre, ainsi que les fermages, sont arrivés au niveau commun. Par la vie qui se développe au bord de la mer plus qu'en nul autre lieu, il attirera encore celui qui a su créer ce capital, l'homme riche qui s'est fait des loisirs, qui aime les champs, l'air libre et les vastes horizons; qui consent à mettre son intelligence, son temps, son argent, au service de l'amélioration du sol; qui tente les essais incertains, les expériences coûteuses, et donne des exemples profitables aux travailleurs moins favorisés. A la suite viendront se grouper des imitateurs, qui augmenteront la densité de la population et apporteront un nouveau contingent de forces pour la lutte qui se continue, lutte incessante, comme le mouvement des vagues sur le rivage. Alors s'opérera une véritable transformation, alors deviendront semblables à nos plus fertiles provinces et changeront de nature et d'aspect les derniers marais de l'Aunis et de la Saintonge; pour eux aussi, après les longs jours de brume luira l'embellie. Nous serions heureux si, en appelant l'attention sur cette contrée digne d'être mieux connue, nous pouvions avancer cet avenir, qui nous paraît assuré.

C. DE LA JONQUIÈRE.

MADEMOISELLE

DE MALAVIEILLE

DEUXIÈME PARTIE'

VI

Me Anatole Forestier, qui aimait à saupoudrer sa conversation prolixe de citations militaires, et qu'à cause de ce travers on avait, à Valquières, surnommé Malbrough, était bien l'homme le moins fait pour le métier des armes qu'il fût possible de voir. Qu'on se figure des jambes courtes, des genoux cagneux, des cuisses mesquines et s'inclinant presque horizontalement pour aller s'articuler aux iliaques; qu'on ajoute une interminable colonne vertébrale, droite, rigide, au haut de laquelle pivoterait par saccades nerveuses une tête chauve, à oreilles démesurément ouvertes; qu'on n'oublie pas des bras longs et grêles, avec des mains à grosses phalanges noueuses, et l'on aura dans son ensemble la physionomie du tabellion de Valquières. Cet homme était-il né dans ce piteux état physique, ou bien ses difformités étaient-elles chez lui le résultat de quelqu'une de ces maladies qui, en ravageant l'organisme, le distendent, le resserrent, le tordent, le pétrissent, et finissent par en faire disparaître en quelque sorte le type humain? A entendre Anatole Forestier, c'était dans l'étude humide de Me Caillebotte-Esclaffit, notaire à Clermont, où il était resté, en qualité de clerc, pendant

Voir 2e série t. XXXIX, p. 244 (livr. du 31 ma 1864).

1

huit ans, de 1812 à 1820, qu'il avait perdu ses cheveux et gagné des rhumatismes qui lui avaient complétement déformé la machine. Tout le monde, dans le pays, se souvenait, disait-il, de l'avoir connu bel enfant, droit, fixe, d'aplomb. Pour nous, nous n'hésitons pas à croire Me Malbrough sur parole: la maladie, les privations, les souffrances engendrées par des convoitises constamment refoulées l'homme seul, en un mot, peuvent abâtardir l'homme à ce point. Dans quel but, en effet, Dieu créerait-il des êtres si peu harmoniques et si capables de faire douter ou de sa générosité ou de sa puissance?

Du reste, nous sommes tenus de le reconnaître, Me Forestier, confectionneuse obstinée de la garde-robe de son mari, n'était pas du tout un tailleur propre à dissimuler les vices de forme de son client. On aurait dit, au contraire, que, par une coupe sèche et brusque de l'étoffe, elle avait pris à tâche d'exagérer les défauts de structure du pauvre notaire. Cet homme, dont les membres chétifs réclamaient des costumes amples, flottants, était constamment vêtu d'habits étriqués, collant sur la peau, et comme destinés à mettre en saillie tous les angles de sa misérable charpente malingre et disloquée. Son pantalon étroit, et tout à fait resserré par le bas, faisait paraître encore plus grands les grands pieds plats de Me Anatole, et sa redingote, dont le collet cylindrique, épais et dur, lui labourait la nuque, quand il venait à la boutonner, dessinait comme les grains d'un gros chapelet les vertèbres aiguës de son dos. A force de parcimonie apportée dans l'achat de la futaine, du lasting, du coutil, du drapet', Mme Jacinthe Forestier avait fini par réduire son mari à un tel point d'étisie et de ténuité, qu'il ne paraissait plus qu'une variété de l'ordre de ces quadrumanes nommés par les naturalistes atèles, ou plus vulgairement singes-araignées.

Cependant, on se méprendrait étrangement si l'on allait croire que la ruine physique eût, chez le notaire de Valquières, entraîné la ruine morale. Grotesque au premier aspect, il suffisait de considérer un instant cet homme pour lui reconnaître, au contraire, une âme énergique et ferme. Tandis que, dans son corps tourmenté, tordu, dégauchi, tout témoignait d'une extrême faiblesse, la force éclatait dans les traits singulièrement réguliers de son visage. Sa tête, totalement dégarnie de cheveux sur le sommet, apparaissait à l'œil de l'observateur dans sa rotondité puissante, avec les protubérances significatives de la résolution et de l'entêtement. Quoique dépouillé, le front, par une teinte plus brune, se différenciait du crâne il était étroit, sec, coupé perpendiculairement comme tous

[blocks in formation]
« PreviousContinue »