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liers. La perspective de l'examen rend inféconde la dernière année des études; il est nécessaire de la consacrer à revoir tous ses travaux antérieurs, les langues anciennes, le français, les sciences naturelles et mathématiques, l'histoire « depuis Adam jusqu'à Pie IX, y compris les Lydiens et les Bulgares »; la philosophie n'est qu'un intermède souvent exécré; en effet, elle prend sur le temps consacré à préparer l'examen prévu.

:

Maintenant, un mot de l'Ecole polytechnique. Le hardi prélat la considère comme une des causes qui ont le plus influé depuis quelque temps sur l'abaissement de l'éducation littéraire en France, au quadruple point de vue de l'examen, de l'entrée, de la sortie, de l'âge d'admission. Il y a deux manières d'étudier les mathématiques et deux époques pour le faire avec fruit. De la première, Descartes disait « Il n'y a rien de plus vide que de s'occuper de nombres et de figures imaginaires. » A l'Ecole polytechnique, quand on est trop jeune, on étudie de la sorte. Il existe néanmoins une seconde manière qui n'est pas celle des artilleurs et des ingénieurs communs ; elle n'élève pas à la hauteur de Leibnitz et de Pascal, mais elle pousse dans la direction qu'ils ont suivie. Il en est de même des écoles militaires : elles apprennent à devenir un sabre brutal ou une épée intelligente. L'inconvénient de leur méthode est de prendre leurs élèves avant le temps. Les écoles navales ont, sous ce rapport, un triste avantage; elles n'admettent que des enfants ayant moins de seize ans'. On est obligé de se préparer à subir un examen préliminaire, pour peu qu'il prenne deux ans, il n'y a pas d'éducation littéraire possible. A ce propos, l'auteur pose une question effrayante. Il se présente chaque année des milliers d'aspirants à l'Ecole polytechnique et à Saint-Cyr; on en reçoit quelques centaines. Que deviennent les autres? Pour ceux qui entrent, le sacrifice de leur éducation a une indemnité. Mais quand sur les ruines d'un homme il n'y a pas même un mathématicien à mettre, demande M. Dupanloup, que reste-t-il?

Il est évident que la cause principale d'un état de choses si déplorable est la limite d'âge. On veut aller trop vite, avoir des hommes à vingt ans, faire violence à la nature. D'autre part, les parents sont pressés; ils brûlent d'assurer une position à leurs fils. Les écoles spéciales sont tous les ans soumises à un véritable assaut; il s'agit de savoir qui montera le premier sur la brèche. Il se prépare à l'Ecole polytechnique, dit le père avec orgueil; il est entré à l'Ecole polytechnique. Il ne se sent pas de joie. Bref, l'ardeur fiévreuse apportée par les parents à procurer dès leur extrême jeunesse

'La limite d'âge est maintenant de dix-sept ans.

une carrière en perspective à leurs enfants, est, aux yeux de M. Dupanloup, un danger public. Les prescriptions du programme officiel en offrent un second non moins redoutable à ses yeux. C'est de faire cesser, pour ainsi dire, dès quinze ans, pour une partie de la jeunesse, l'éducation intellectuelle, morale et religieuse.

De notre analyse de l'œuvre de M. Dupanloup, il résulte que l'obstacle réel opposé de nos jours à l'éducation littéraire se trouve dans les écoles spéciales, ou, si l'on préfère, dans l'enseignement professionnel. D'une part, l'évêque d'Orléans demande un large développement de cet enseignement; de l'autre, il en expose avec complaisance les périls divers. Faut-il conclure à une contradiction? Hélas! non. Il essaye d'être conciliant; il ne veut point s'aliéner l'industrie; il désire que le commerce confie à l'Eglise l'éducation de ses enfants. La contradiction, puisque contradiction il y a, est dans l'état actuel des choses. L'enseignement contemporain est tiraillé en deux sens opposés; il met une opiniâtreté égale à vouloir maintenir les études littéraires et introduire les sciences naturelles dans les écoles. Or, comme, en vertu d'un axiome de mécanique très connu, deux forces égales et opposées se neutralisent, il en résulte qu'on reste en place. Il n'y a guère à espérer que la situation se modifie prochainement. Elle correspond à un état de choses qui a ses racines dans les profondeurs les plus intimes de la société. Le sujet est d'ailleurs trop complexe, et les intérêts qu'il s'agit de ménager sont trop différents pour qu'on puisse prendre une décision tranchée sur la part respective que doivent obtenir les lettres et les sciences dans l'enseignement public.

L. DEROME.

LA

PEINTURE ET LA SCULPTURE

AU SALON DE 1864

Pour les arts, comme pour les lettres, l'heure présente est une heure de crise. La moisson épaisse, semée par nos pères, est déjà tout entière fauchée, bottelée, mise en grange; et le vent de mort, soufflant à la hâte, accomplit froidement son œuvre en poussant chaque jour dans la tombe quelqu'un des sacrés moissonneurs. A tous nos appels ne répond qu'un long silence, et les noms sonores, qui faisaient naguère tressaillir et marcher au soleil tant d'illustres vivants, vont peu à peu se perdre en échos plaintifs sous les murs plats des cimetières. David d'Angers, Rude, Pradier, Simart, Delaroche, Ary Scheffer, Decamps, Horace Vernet, Flandrin, Eugène Delacroix, tous les dompteurs du marbre, tous les magiciens des couleurs, tous ceux qui, pendant trente ans, ont mis à notre portée, à deux pas du monde réel, un monde divin où s'anéantissent les douleurs, que sont-ils devenus? Que sont devenus aussi et Balzac et Musset? Et Mendelssohn et Meyerbeer? Les groupes de jeunes gens qui les suivaient, étonnés de leur brusque disparition, interrogeant avec anxiété un horizon désormais désert, se sont peu à peu dispersés, quelques-uns s'asseyant sans force sur leurs traces, le plus grand nombre se relevant avec courage et reprenant lentement l'œuvre interrompue. Quelque inquiétude ralentit encore leur marche, quelque incertitude gêne leurs mouvements. S'en pourrait-on étonner? Et si notre Salon de 1864 n'arrête pas cinq ou six fois le visiteur au passage par des chefs-d'œuvre éclatants, faut-il se clore de suite

il

les yeux, s'enfermer en un sac, crier à la grande décadence? N'estpas mieux d'examiner attentivement les œuvres consciencieuses qu'il renferme en grand nombre, et, si l'on y trouve des germes précieux que le temps peut féconder, d'espérer pour notre art national une ère nouvelle de travaux, de combats et de triomphes?

La bonne fée des peintres, celle qui ne devrait jamais oublier de sourire à leur berceau, l'Imagination, il faut bien l'avouer, s'est égarée depuis quelques années on ne sait où; nul n'a pu retrouver sa trace, et, quand elle revient frapper à la porte ou à la fenêtre des ateliers, c'est d'un doigt si furtif qu'on l'entend à peine, d'un pied si leste qu'elle s'échappe sans qu'on l'ait pu saisir. Peut-être les pédants acariâtres auront-ils trop durement reproché à cette folle du logis ses billevesées singulières, ses caprices extravagants, son tapage et ses cris; un jour de dépit, la folle a pris la clef des champs, le logis est resté vide; dans son brusque silence, on se sent peur et froid, et on redemande, sans les voir revenir, ces capricieuses chansons qui claquaient des ailes dans la lumière, ces contes bleus et rouges qui coulaient sans rime ni raison de ses belles lèvres, et tous ces fantômes impossibles et magnifiques qu'elle traçait du bout du doigt sur les hautes murailles empourprées de soleil. Quel monde merveilleux avez-vous trouvé, messieurs, où nous n'ayions pas encore abordé? Sont-ce des dieux que vous nous présenterez, des parents de la Vénus de Milo, ou des sœurs de la céleste Vierge, sont-ce des héros? Sont-ce seulement des hommes, des hommes bien vivants, si vivants qu'ils ne savent plus mourir, et qu'ils iront tout à l'heure vivre avec leurs semblables dans cette terre idéale de l'art, toute peuplée des créations de Phidias et de Raphaël, de Michel-Ange et de Rembrandt, et de mille autres encore? Sans doute, je vois là dans cent cadres d'or de saints martyrs en prière, des Lédas ingénues et d'aimables Vénus; mais je ne m'y puis méprendre, j'ai déjà rencontré tous ces braves gens sur un tapis d'atelier ou sur les trottoirs de la rue Bréda; ce monsieur, qui sourit sur un fond vert, la main sur une chaise, n'est que mon voisin; l'artiste, en les peignant, ne les a pas transfigurés ; il ne leur a pas donné cette allure superbe, indépendante, divine, que prennent les plus humbles sensations en passant par un cerveau richement organisé; l'imagination personnelle a manqué; sans elle, sans ses visions étranges, sans ses métamorphoses innombrables, il peut y avoir encore de sérieuses études, des ouvrages de patience matérielle et de trompe-l'oeil, mais adieu l'œuvre d art! Le passant peut être surpris, il n'est pas ému; je respecte l'ouvrier, je ne l'admire pas.

La puissance des facultés inventives détermine seule, à vrai dire, le valeur du style chez un artiste. Le style de chacun est sa manière

propre d'interpréter la nature; plus cette interprétation est puissante, simple, profonde, belle, plus le style est élevé. On peut arriver au grand style par tous les chemins : l'Institut n'y a pas de droit privilégié. Nous pourrions donc, sans une larme, voir nos expositions désertées par les vénérables tragédies qui ont réjoui de père en fils plusieurs générations; nous n'aurions aucune peine à laisser dormir dans les musées Adam et Eve, l'Olympe et le Sinaï, Jupiter et Vénus, Alexandre et César. L'art n'est pas condamné aux redites éternelles; la beauté peut toujours être conçue en dehors des sujets de tradition. Mais nous ne saurions, sans une douleur profonde et d'amères protestations, voir en même temps disparaître des œuvres contemporaines l'amour désintéressé du beau, l'intelligence élevée de la nature et cette chaleur virile de l'âme sans laquelle il n'est pas d'action sympathique sur ses semblables, ni de véritable puissance. Pour un bon artiste, tous les sujets sont bons; pour un mauvais, tous sont mauvais. C'est là surtout que la nature n'est rien, l'ouvrier tout. Quand l'âme est grande, tout ce qui s'y reflète devient grand; l'âme petite rapetisse l'univers. Le grand style, la grande peinture, ne se mesurent ni à la grandeur des cadres ni au genre des sujets traités. Depuis longtemps déjà, nos plus immenses toiles religieuses, historiques ou militaires n'y sauraient prétendre. La Vision d'Ezéchiel a 30 cent. de hauteur; les peinturlurages des galeries de Versailles contiennent plusieurs arpents carrés qui hésiterait pourtant entre les deux lots? Les Romains vous fatiguaient, laissez donc là les Romains. Les appartements sont petits, les amateurs peu généreux, faites des tableaux qui soient à la taille matérielle des appartements et des amateurs. Vos sujets, prenez-les où vous voudrez, autour de vous, dans la campagne, dans vos rêves; que nous importe? Si lilliputien que soit le cadre, si mince que soit le sujet, rien ne saurait vous dispenser, si vous voulez que l'œuvre dure, d'y exprimer un sentiment délicat ou puissant de la beauté, d'y mettre ce que vous avez de meilleur et de plus grand en vous-même; rien ne vous empêchera d'y développer tout à l'aise, si vous les possédez, cette intelligence profonde et simple de la vie, cette force merveilleuse de création qu'on appelle le génie. Combien y a-t-il de toiles, en ce Salon de 1864, combien de statues capables d'exercer sur nous, d'une façon durable, cette délicieuse fascination? Où sont-elles, ces œuvres dominatrices qui nous prennent au passage et nous imposent tout à coup une manière différente de sentir et de voir, devant lesquelles nous sentons notre intelligence envahie peu à peu, et doucement éclairée par l'intelligence étrangère qui s'est réalisée en elles? Qui va nous révéler une âme vibrante et profonde, nous dévoiler un aspect inattendu de la nature,

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