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n'oublions pas, en face des Homère, des Molière, des Shakespeare, que la littérature n'est jamais plus grande que quand elle va au peuple et qu'elle en vient. Quoi qu'il en soit, ce pli une fois pris par notre auteur, il lui serait difficile de revenir au comique franc et naturel, et peut-être d'ailleurs sa nature ne l'y portait-elle pas. Alix, par exemple, est un essai de satire qui veut être gai et n'est que lugubre, original et n'est qu'excentrique. Il y a, dans les caractères de conjurés, une observation ingénieuse et même un certain comique qui séduit d'abord: mais l'auteur les pousse à l'odieux et nous froisse en voulant nous faire rire.

Si j'ai cité cette œuvre, que j'aurais pu laisser dans l'ombre, c'est qu'elle marque une tendance singulière de l'écrivain à courir souvent après la bizarrerie des idées et l'excentricité de la forme, quand la nature le porte à exprimer des idées droites et simples dans une forme élég nte et pure, si ce n'est naturelle. On retrouve fréquemment dans son style un écho malheureux de Mme de Léry. La marquise de l'Urne parle de discours qui n'ont ni « queue, ni tête, ni pantoufles. » Clotilde, dans le Cheveu blanc, dit à son mari : « Epouser un mondain de votre acabit, un lion de votre robe......» « Epouser la fille de Sertorius, s'écrie Carnioli, une fille rose! une espèce de Hollandaise, qui cultivera des tulipes dans ton cœur. » Ailleurs, c'est une emphase inexplicable. Roswein parle à Léonora de «la splendeur sacrée de son palais. » Puis vient la recherche dans l'expression. Pendant la représentation de son opéra, Roswein vague dans les rues Dans l'Urne, qui s'appelle, je ne sais pourquoi, un pastel, le marquis entre en faisant volter et pirouetter son cheval. Enfin, M d'Ermel appelle Jacobus un cajoleux. Pourquoi ces mots affectés, dont rien ne justifie l'emploi? Il me semble que Jacobus pourrait être un cajoleur, que Roswein pourrait errer dans les rues et le marquis faire tourner et pirouetter son cheval. Ces petites choses dénotent un désir trop évident de courir après l'originalité. Il n'est pas jusqu'aux plus graves pensées qu'Octave Feuillet n'ait voulu faire entrer dans la fantaisie, comme Musset l'avait fait après Shakespeare et Beaumarchais. Dans la plus légère de ses œuvres, le Fruit défendu, Corisanda s'écrie : « C'est un âge singulier que celui où nous vivons. Nous sommes tous agités et paresseux comme des gens qui vont se mettre en voyage. Le monde va-t-il finir? » Cette réflexion, tout juste intelligible, produit le plus singulier effet au milieu de ce proverbe aux allures légères. D'après tout cela, ne peut-on pas dire qu'Octave Feuillet est un classique que les romantiques empêchent de dormir?

ges. TOME XXXIX.

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IV

La belle chose qu'un radieux dimanche de printemps, alors que les bois, secouant la torpeur d'un long hiver, s'épanouissent en gerbes de verdure sous le ciel lumineux, et que les bandes d'artisans à la joie bruyante, les filles rieuses vêtues de rose et de blanc et les rêveurs solitaires, tous, jeunes et vieux, riches et pauvres, laissent loin derrière eux les murs enfumés de la ville morose et courent demander à la nature en fête quelques heures de poésie et de liberté ! Les cris de joie qui s'entre-croisent semblent la voix même des forêts qui saluent le retour du printemps. Les nuances bigarrées des étoffes légères ajoutent des fleurs animées à celles dont les prairies se recouvrent. Tout rit et chante, l'insecte sur le brin d'herbe, l'homme sous les grands chênes, et chaque être créé se baigne avec délices dans un soleil généreux. Que va-t-elle chercher dans les retraites mystérieuses des campagnes, cette foule qui s'échappe des cités aussi joyeusement que la séve, longtemps captive, s'échappe des bourgeons épanouis? Quoi? sinon un rêve éphémère de bonheur et le droit de sortir, non-seulement de ses noires maisons, mais de ses pensées mêmes et de la vie réelle et journalière? C'est cet oubli des maux et des soucis de chaque jour que la bienfaisante nature verse alors à tous, au poète dans la rêverie sous les allées sombres qui vont se perdant dans les lointains vaporeux, au vulgaire dans les ébats sous les tonnelles ou sur les rivières sillonnées de barques joyeuses. Un jour d'oubli, un jour de rêve, puis la nuit ramène à la ville tous les promeneurs épars, et le lendemain chacun reprend la chaîne interrompue des travaux, sévères, mais féconds, qui ont aussi leurs joies, âpres peut-être, mais créatrices.

Ce dimanche de printemps n'est-il pas l'image de la fantaisie, et n'intervient-elle pas, à côté d'une littérature plus sérieuse, comme celui-là au milieu des jours de travail, à titre de repos et de délassement? On sort un moment de la vie réelle, on rêve, on erre, on s'égare cela est doux et bon; et comment nier que cela réponde à un évident besoin de l'esprit? Mais il ne faut abuser ni du rêve, ni du délassement, et l'on doit se souvenir qu'un jour de repos suffit à plusieurs jours de travail. Je voudrais, je l'avoue, que la fantaisie envahît nos lettres un peu moins qu'elle ne le fait, aux dépens de la littérature rationnelle. Ce n'est pas que je veuille (et qui le voudrait?) revenir à l'austérité rigoureuse du XVIIe siècle, et à l'uniformité inflexible de sa loi littéraire. L'opinion commune ne comprenant pas alors qu'il est donné à certains hommes de réussir sans les règles,

tandis qu'ils ne sauraient rien créer avec elles, la majorité, en imposant ses tendances comme de véritables dogmes, put ainsi détruire en germe quelques rêveurs méconnus; et il est permis de croire que tel que, comme Quinault, nous raillons aujourd'hui sur la foi de Boileau, eût pu se faire justement admirer parmi nous, libre d'entraves dont la nature de son esprit ne pouvait s'accommoder. Mais, d'un autre côté, la grandeur de ce siècle éminemment national a prouvé du moins que les conditions d'ordre, de logique et de clarté n'étaient rien moins que des entraves pour le développement de l'esprit français. Voilà ce que nous oublions trop, tous voulant écrire sans règles et sans lois, lorsque la plupart auraient besoin, je ne dis plus de celles de la tradition, mais de celles que le tact et le bon sens de chacun devraient lui imposer à lui-même. Nous voulons que tous les jours soient des dimanches donnés à la promenade errante et à la rêverie, et nous négligeons le travail sévère et réfléchi, qui sème pour l'avenir. Chacun fait plus ou moins de la fantaisie, bien que ce genre soit réservé à de rares esprits, chez nous surtout, où, même sous la plume de Musset, il garde encore une certaine marque de son origine septentrionale.

Au théâtre, d'ailleurs, ce genre de littérature, fait bien plutôt pour la lecture silencieuse et recueillie, a peu à gagner et beaucoup à perdre. Les délicatesses de style et de sentiment s'évanouissent et se fondent souvent à passer par les lèvres des acteurs. Les caractères, qui saisissaient l'imagination dans le livre, s'effacent parfois à la lumière de la rampe comme les spectres de la nuit à la lumière du soleil. C'est un paysage fait pour la douceur du clair de lune, sur lequel on jette une lueur trop vive et trop crue. Qui de nous n'a éprouvé un désenchantement de ce genre à voir transporter sur la scène Dalila, On ne badine pas avec l'Amour, et même Il ne faut jurer de rien? Le charme d'une poésie aimée nous attire, et cette poésie, trop rêveuse pour la scène, est semblable à ce papillon aux couleurs brillantes, que des enfants poursuivent dans leurs jeux, et qui, saisi par eux, ne laisse entre leurs doigts que des débris informes et une grise poussière. Il faut dire, du reste, que, lors même qu'il en serait autrement, et que toute la grâce du livre se retrouverait dans l'oeuvre représentée, ce genre capricieux et fantasque ne devrait apparaître au théâtre que de temps à autre, la littérature dramatique ne pouvant se passer de mouvement et d'une certaine dose de réalisme. La fantaisie est un mets à servir parfois aux délicats: ce sera, si l'on veut, la friandise de l'esprit; mais on ne se lasse pas du pain, et l'on se lasserait des friandises.

JULES GUILLEMOT.

DE L'ÉDUCATION

A NOTRE ÉPOQUE

De l'Education, par M. DUPANLOUP, évêque d'Orléans et membre de l'Académie française, fre série, 3 vol. in-12. Paris, Douniol.

Les termes éducation et instruction ont des sens fort différents. L'éducation s'adresse particulièrement à la volonté, l'instruction à l'intelligence. L'une a un objet pratique, l'autre un objet spéculatif. L'éducation forme le caractère, l'instruction rend habile. De là résulte directement, au jugement de plusieurs, l'infériorité réelle de notre époque on est instruit, mais l'éducation est rare, le caractère au-dessous de l'esprit, la conscience souvent absente ou détériorée. On n'acquiert en effet une vertu qu'au moyen d'une longue habitude; l'enseignement oral ne confère point la vertu, but essentiel de l'éducation : ce sont les actes dont on parle qui rendraient vertueux. L'Eglise catholique qui est vieille, discrète, très versée dans l'art de manier les âmes, prêchait peu quand elle exerçait en Europe la souveraineté politique et religieuse; elle façonnait ses néophytes à ses doctrines à l'aide de pratiques nombreuses, continues, minutieuses. Elle officiait beaucoup et n'enseignait point; ces sortes de leçons pénétraient chez l'homme d'une manière presque physique. Son exemple est suivi encore aujourd'hui sous des noms divers. Quand on veut discipliner un soldat, on ne lui fait pas de longs discours : on l'exerce; quand on veut rompre quelqu'un aux affaires, on les lui fait pratiquer. L'intelligence est indépendante de la volonté. Dans l'éducation, c'est la volonté qu'il s'agit de fortifier et de diriger. On pourra toujours obtenir d'un jeune homme, par voie d'enseigne

ment, des opinions héroïques, mais ce ne seront ni des livres ni de beaux discours qui obtiendront de lui une conduite conforme aux opinions qu'on lui aura données. M. Dupanloup entend les choses ainsi, sans les formuler d'une manière aussi péremptoire.

La théorie ne tient qu'une place secondaire dans son livre de Education. Cet ouvrage n'est à proprement parler qu'une méthode à l'usage des précepteurs de l'enfance. Ce caractère presque technique n'a pas été pour lui un élément de succès, si par succès on entend un grand retentissement. Il est plus utile que spécieux. On s'en sert sans paraître en apprécier pleinement le mérite ni l'autorité. Il doit sans doute le silence relatif dont il est l'objet à son aspect pédagogique. Il n'a pas ému les adversaires ordinaires de l'enseignement religieux, qui n'en soupçonnent pas l'efficacité redoutable à leur point de vue. Ce n'est pas une raison pour laisser passer un ouvrage de cette valeur sans essayer d'en déterminer l'influence probable et d'en faire connaître les doctrines.

I

On peut faire de l'ouvrage de M. Dupanloup deux parts très inégales l'une traite des conditions générales de l'éducation commune, que l'auteur préfère à l'éducation privée; l'autre renferme des instructions volumineuses destinées aux personnes vouées à l'enseignement. Il ne saurait être ici question que de la première, la seconde étant trop étendue, et n'ayant du reste qu'un intérêt spécial.

M. Dupanloup, à la recherche d'un motif plausible de refuser aux inspecteurs de l'Etat l'entrée des petits séminaires, trouve celui-ci : l'enseignement ecclésiastique, que vous voulez contrôler, ne se donne pas, il s'inspire. L'expression a de la profondeur. Il est vrai que l'éducation moderne, ou, si l'on veut, l'éducation laïque d'aujourd'hui, s'inspire également. On ne la reçoit pas, en effet, dans les écoles. Elle ne dépend ni d'un programme, ni d'un maître : c'est un souffle atmosphérique, un air que l'on respire, une condition du milieu où l'on vit, milieu industriel, hostile de fait ou étranger aux idées religieuses. Ce ne sont donc point les lois qu'il faut accuser, ni les agents préposés à leur exécution. M. Dupanloup reproche au ministre de l'instruction publique de n'oser pas s'appeler ministre de l'éducation publique. Il n'en a ni le devoir, ni le droit, ni le pouvoir. Ce serait de sa part nier d'un seul coup les titres de la famille, de la religion et des mœurs établies, sur la direction morale et intellectuelle de l'enfance. Ce serait reculer jusqu'à la Sparte de Lycur

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