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CHRONIQUE POLITIQUE

14 mai 1864.

Serait-il à désirer, pour une nation, qu'il ne se trouvât parmi ses représentants que des hommes dévoués sans réserve au pouvoir, et la présence au sein de l'Assemblée législative d'une opposition considérable par le talent ou par le nombre est-elle nécessairement un embarras pour le gouvernement et un danger pour la tranquillité publique? Cette question, qui a été vivement agitée dans la presse à l'occasion des dernières élections générales, nous est revenue à l'esprit, à propos des récentes discussions du Corps législatif et de quelques incidents qui les ont marquées, et nous nous sommes étonnés que les publicistes, qui l'ont débattue alors, n'aient point établi dès l'origine une distinction aussi simple qu'importante. Si les membres de l'opposition sont des esprits élevés et des caractères loyaux, également incapables d'une complaisance servile et d'une malveillance systématique, aussi disposés à favoriser le légitime exercice de l'autorité qu'à en combattre énergiquement les empiètements, surveillant les démarches de l'administration aussi bien pour l'encourager, si elle est dans la bonne voie, que pour l'avertir si elle s'égare, se défiant des ministres parce qu'ils les savent hommes et faillibles, et non parce qu'ils · les regardent comme leurs ennemis, déterminés enfin à sacrifier les intérêts du souverain à l'intérêt général, mais non à de mesquines rancunes, l'opposition alors peut rendre d'immenses services, non-seulement à la nation, mais au gouvernement lui-même. Mais si les opposants sont surtout des hommes de parti, résolus d'avance à blâmer tous les actes du pouvoir, ne songeant qu'à entraver sa marche et plus désireux de lui nuire que de servir le pays, toujours mécontents, toujours agressifs, réclamant bruyamment toutes les réformes, toutes les libertés, et faisant tout bas des vœux pour ne les point obtenir, prêts même à les refuser si on les leur accorde, plutôt que de les devoir à une main odieuse, poussant enfin l'inconséquence et l'oubli de leur propre passé jusqu'à reprocher aux autres de suivre la politique qu'ils ont eux-mêmes conseillée et quelquefois pratiquée; une telle opposition, outre qu'elle est mauvaise et condamnable en soi, peut devenir funeste et au gouvernement et à la nation. Cette distinction est du reste, de notre part, purement théorique, et nous ne songeons pas le moins du monde à l'appliquer au petit groupe

d'opposants qui siége en ce moment dans le Palais-Bourbon. Nous restons convaincus, bien qu'un des membres les plus éminents de la minorité nous ait dernièrement insinué le contraire, que les amis politiques de M. Ollivier ne sont pas plus que lui imbus d'injustes préventions, et qu'ils se réjouissent aussi sincèrement que lui de voir réalisé par le gouvernement le bien qu'eux-mêmes avaient inutilement rêvé; et si notre assertion trouvait encore des incrédules, nous les renverrions au magnifique discours que M. Thiers vient de prononcer dans la séance du 6 mai. On s'attendait à une amère diatribe contre les institutions impériales, à un vif et piquant réquisitoire contre la politique intérieure et extérieure de l'Empereur; on croyait que l'ancien ministre de Louis-Philippe allait flageller de sa verve mordante les ministres de Napoléon III, critiquer toute leur conduite, blâmer tous leurs actes; et nous n'oserions pas dire que ce ne fût pas un peu l'intention de l'honorable député quand il a pris la parole, quoi qu'il ait protesté tout d'abord de son impartialité et de sa ferme résolution d'être juste. Mais il a tenu sa promesse assez fidèlement, beaucoup plus fidèlement peut-être qu'il ne le voulait lui-même. Ce dut être un intéressant spectacle pour ceux qui assistaient à la séance du 6 mai, que de voir ce terrible adversaire du pouvoir, à mesure qu'il passait en revue les actes du gouvernement, à mesure que les grandes et belles choses qui se sont accomplies depuis dix ans se déroulaient devant sa vive et large intelligence, si fortement éprise de tout ce qui est beau et grand, se départir peu à peu de sa sévérité, se radoucir, et, par moments, laisser tout à fait échapper ses armes. Le conseil d'Etat, qui coûtait autrefois 800,000 fr., coûte aujourd'hui 2,300,000 fr. M. Thiers est loin de s'en plaindre; « le conseil d'Etat est un corps savant, laborieux, qui rend de grands services, » il le reconnaît. Il y a sur la justice une augmentation de 6 millions M. Thiers ne regrette pas ce qu'on a fait pour la magistrature, «< tant s'en faut! » Sur les cultes, un surcroît de dépenses de 6 millions M. Thiers approuve tout ce qu'on a fait pour le clergé. Pour l'instruction publique, 4 millions: M. Thiers ne discute jamais là-dessus. Mais sur quoi donc l'éminent orateur prétend-il discuter? Sur les ministères, sans doute, qui pèsent le plus lourdement sur nos finances, sur ceux qui absorbent les plus gros budgets, sur le ministère de l'intérieur, par exemple? Mais M. Thiers trouve fort naturel que le pouvoir aime à s'entourer d'un certain éclat; il loue le gouvernement d'avoir augmenté les appointements de ses agents, et, s'il lui reste encore une inquiétude, c'est que la position des modestes employés n'ait pas été améliorée comme celle des hauts fonctionnaires; qu'il se rassure, les petits traitements ont été augmentés aussi bien que les gros. Blâmera-t-il, du moins, les coûteux embellissements de Paris, de Lyon, de Marseille, de Bordeaux? M. Thiers est une de ces élégantes et délicates natures que les arts séduisent et que le luxe éblouit, et ce n'est point lui qui contemplera froidement les merveilles de la capitale ni les splendides promenades et les riches édifices dont l'Empire a doté « sa chère ville natale. » Il se souvient d'ailleurs que, lorsqu'il a accepté, il y a trente ans, le portefeuille des travaux publics, il a singulièrement grossi le budget jusqu'alors insignifiant de ce ministère,

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et qu'il aurait bien voulu pouvoir le grossir encore plus, comme le prouve cette exclamation qui lui a échappé l'autre jour : « Les Chambres n'étaient pas si généreuses quand j'étais ministre ! » De sorte que, s'il mêle aujourd'hui à l'expression de son enthousiasme pour les merveilles du nouveau Marseille, quelques critiques sur le prix qu'elles ont coûté, si en admirant il gronde un peu, il y a peut-être chez lui moins de mécontentement que ces dépenses aient été faites, que de regret de n'avoir pas pu les faire.

M. Thiers réserve-t-il toute sa férocité (le mot est de lui) pour les budgets de la marine et de la guerre? Mais la marine a besoin de renouveler, de transformer son matériel; « cette transformation est nécessaire pour augmenter la proportion de nos forces par rapport à notre principale rivale. » Quant à la guerre, l'honorable député ne pense pas que son budget puisse être sensiblement réduit. La garde impériale est, à la vérité, une institution onéreuse, mais il ne saurait venir à la pensée de personne de l'abolir; « c'est elle qui, à Magenta, tenant avec quelques mille hommes seulement contre toute l'armée autrichienne, a donné le temps au glorieux maréchal de Mac-Mahon de venir gagner la bataille. Ce sont là des services immortels, qu'il ne faut pas oublier! » M. Thiers ne veut donc pas supprimer la garde, il ne veut pas non plus diminuer l'effectif de l'armée. S'appuyant tour à tour sur des chiffres incontestables et sur son expérience d'ancien ministre, il a démontré d'une manière péremptoire que, même au temps de la paix la plus profonde, la France devait avoir toujours sur pied au moins 400,000 hommes: 100,000 pour l'Algérie et les colonies, 250,000 pour le service de l'intérieur et 50,000 gendarmes, vétérans ou disciplinaires. Les cadres sont, il est vrai, établis pour 6 à 700,000 hommes; mais, pour qu'on pût les réduire, il faudrait, comme l'a fort bien dit M. Thiers, qu'une révolution se fût opérée en Europe; il faudrait «que l'Italie ne désirât plus Venise et que l'Autriche voulût bien l'abandonner, que la Russie renonçât à la Pologne et que la Pologne ne cherchât plus à se soulever, que personne n'ambitionnat les dépouilles de l'empire turc, et que la Prusse ne désirât pas ajouter à son territoire les Etats de quelqu'un de ses chers confédérés. Jusque-là, la France ne pourra pas renoncer à jeter au besoin 6 à 700,000 hommes dans ses cadres. » Voilà certainement un sage et noble langage, voilà des paroles dignes à la fois de l'homme d'Etat qui a combattu pendant plus de dix ans la politique humiliante de LouisPhilippe et de l'écrivain qui a retracé d'une plume si émue les plus glorieuses pages de nos annales. M. Thiers est passionné pour l'honneur de la France, et nous sommes sûrs que s'il se résout jamais à écrire l'histoire du second Empire, il ne racontera pas nos récents triomphes avec moins d'enthousiasme que nos anciennes victoires. Il goûte peu, à la vérité, notre guerre du Mexique, si nous en croyons les critiques qu'il a plusieurs fois adressées «< aux expéditions lointaines, »> oubliant sans doute qu'il avait voulu mettre le monde en feu à propos d'un îlot de la Polynésie, et que le gouvernement impérial ne pouvait pas souffrir plus patiemment les insultes du président Juarez qu'il n'eût voulu endurer lui-même celles de la reine Pomaré. Il s'est exprimé aussi un peu froidement sur la courte et glorieuse campagne qui a affranchi l'Italie; mais on ne peut qu'applaudir

au chaleureux éloge qu'il a fait de l'expédition de Crimée, ainsi qu'à la franche et loyale déclaration par laquelle il a terminé son appréciation de cette guerre « Plus qu'aucune autre, elle a servi à la grandeur et à la politique de la France..... elle a dissous la coalition..... elle a coûté cher sans doute, parce qu'il fallait agir loin et vite, mais peu importe! Quand il s'agit de guerres qui ont de si grandes et de si utiles conséquences, il ne faut pas discuter ce qu'elles ont coûté. »

C'est ainsi qu'entraîné sans doute par cet amour du beau et du grand que nous signalions tout à l'heure, et qui est le principal caractère de sa généreuse nature, M. Thiers s'est mis insensiblement à expliquer et à justifier l'une après l'autre les dépenses qu'il s'était probablement proposé d'attaquer, et il n'aurait presque rien laissé à dire aux apologistes du gouvernement, si, de temps en temps, il ne se fût avisé tout à coup qu'il ne siégeait pas au banc des ministres, et ne se fût hâté alors de retirer d'une main ce qu'il venait de donner de l'autre, condamnant en masse ce qu'il avait loué en détail. On aura pu s'étonner que cette longue colonne d'approbations successives eût pour total un blame définitif, et quelques-uns des lecteurs, peut-être même des auditeurs de ce beau discours auront cru y voir des contradictions. Cependant sauf dans sa trop spirituelle péroraison, où, après avoir reconnu que telle ou telle grande entreprise, comme la guerre de Crimée, était nécessaire et impérieusement commandée par l'intérêt du pays, il a accusé le gouvernement de ne l'avoir résolue que pour occuper l'opinion et « remplacer la liberté » M. Thiers ne s'est point contredit. On peut soutenir sans inconséquence que plusieurs dépenses, excellentes chacune en particulier, deviennent ruineuses quand elles se font en trop grand nombre et simultanément, et c'est ce que l'honorable député de l'opposition a voulu dire. Il a prétendu que le pouvoir avait voulu faire trop de bien à la fois. Confondant les dépenses productives, qu'on ne fait jamais assez tôt, et pour lesquelles il est permis même d'emprunter, avec les dépenses improductives, qu'on ne fait jamais assez tard, et qu'on ne doit, en tous cas, prélever que sur l'excédant de ses revenus, il a feint de ne pas voir que le gouvernement n'avait chargé le présent que pour dégrever l'avenir, et lui a reproché de manquer de prévoyance et de modération. Méconnaissant la révolution économique qui s'est opérée dans ces dernières années, et qui a eu pour principaux caractères deux faits corrélatifs, la dépréciation de la monnaie et le renchérissement des denrées; oubliant que l'Etat avait dû se ressentir de cette révolution comme les particuliers, c'est-à-dire élever les appointements de ses fonctionnaires, augmenter les salaires de ses ouvriers, payer plus cher l'entretien de ses soldats, il s'est obstiné à comparer les budgets de l'Empire avec ceux de la monarchie parlementaire, comme si un million de francs valait aujourd'hui exactement la même chose qu'il y a vingt ans, et s'est effrayé que l'administration de la France coûtât maintenant 2 milliards au lieu de 1,500,000,000 de francs, quoiqu'il trouve sans doute fort bon qu'elle donne 2,000 fr. à ceux de ses employés qu'elle ne payait autrefois que 1,500.

Il nous semble qu'il y avait quelque imprudence de la part d'un ancien

ministre de Louis-Philippe à opposer ainsi sans cesse les finances impériales à celles du régime parlementaire. Ce rapprochement a été fait dans la Revue1, et nos lecteurs savent combien il est écrasant pour la monarchie de Juillet; M. Calley Saint-Paul l'a fait à son tour devant la Chambre des députés, et nous ne serions pas étonnés que M. Thiers regrettât aujourd'hui d'avoir provoqué cette fâcheuse comparaison. Vous nous accusez, a dit M. de Saint-Paul, d'avoir augmenté le budget de 25 p. 0/0; qu'importe si nous avons en même temps accru de 100 p. 0/0 la richesse publique! Vous nous blâmez d'avoir voulu tout faire à la fois; à qui la faute, si ce n'est à ceux qui nous ont laissé tout à faire. En 1848, la France ne possédait encore que 1830 kilomètres dè chemin de fer; vous aviez eu recours au crédit, et toutes les bourses s'étaient fermées, tant votre administration inspirait de confiance! Le gouvernement impérial, à son tour, a fait appel aux capitaux, et les capitaux ont afflué, et à l'heure où je parle, l'immense réseau de nos voies ferrées est presque achevé; nous avons dépensé quelques millions, mais ces quelques millions ont rapporté au commerce, à l'industrie, à l'agriculture plusieurs milliards. Vous nous reprochez d'avoir grossi le chiffre de la dette publique; mais cet accroissement est dû surtout à la guerre de Crimée, à une guerre qui fut nécessaire, vous le recornaissez vous-mêmes, et qui le fut, ajouterai-je, grâce aux fautes du gouvernement que vous préférez. Si vous n'aviez pas donné au monde le spectacle de vos inconséquences et de vos faiblesses, si vous n'aviez pas appris à l'Europe que la France aimait mieux dévorer tous les affronts que de tirer l'épée, l'empereur Nicolas eût tenu compte de nos remontrances, et la sanglante collision aurait pu être évitée; mais le czar ne comprit pas le changement qui s'était opéré dans notre pays; il s'imagina que, cette fois encore, on ne lui opposerait que de stériles menaces, et qu'en 1854, comme en 1840, la flotte française quitterait Salamine, au premier pas que les Russes feraient en avant, et reviendrait honteusement à Toulon. La flotte française, en effet, quitta Salamine, mais ce fut pour franchir les Dardanelles et bloquer les vaisseaux russes dans le port de Sébastopol; le drapeau tricolore flotta sur Malakoff, l'honneur national fut vengé, et la France remonta au rang d'où le gouvernement parlementaire l'avait fait descendre. Mais nous avions dépensé 1,348,000,000, et nous nous étions exposés à ce que les ministres de la monarchie déchue vinssent nous blâmer un jour d'avoir payé trop cher les funestes conséquences de leur propre politique.

Un moment passionnée par cette vive réplique de M. Calley SaintPaul et par le spirituel et agressif discours de M. Picard, qui prit après lui la parole, la discussion du budget a été ramenée dans le paisible domaine des faits et des chiffres par le rapporteur de la commission, M. O'Quin, et par l'habile vice-président du conseil d'Etat, M. Vuitry. L'un et l'autre orateur ont signalé des erreurs importantes dans les évaluations de M. Thiers; M. Vuitry, en particulier, a montré combien

' Voir dans la Revue du 15 janvier 1864 la remarquable étude de M. Edouard Boinvilliers, sur les Finances du Gouvernement parlementaire.

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