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Egypte et Ethiopie, le Soudan, par P. Trémaux, lauréat de l'Institut de France. Paris, Hachette.

Favorisé par un concours de circonstances heureuses et imprévues, M. Trémaux put remonter la vallée du Nil et pénétrer dans les mystérieuses contrées de la Nigritie jusqu'au 10 parallèle. Aucun Européen avant lui ne s'était avancé aussi loin vers le sud. Les deux volumes que forme la relation de son voyage renferment une multitude de faits qui intéressent à la fois la science et les arts, l'histoire et la géographie. Des observations neuves et piquantes sur des mœurs et des usages qui contrastent singulièrement avec les nôtres, une foule de descriptions pittoresques et des épisodes émouvants, leur donnent une heureuse variété, que relèvent encore les qualités d'un style naturel, élégant et facile.

Dans le premier volume, l'auteur esquisse à grands traits l'Egypte, dont les nombreux monuments antiques ont déjà été décrits plusieurs fois. Il touche seulement aux points les plus saillants et les plus propres à donner une idée de l'antique civilisation égyptienne; mais il s'attache plus particulièrement aux ruines peu connues, et par cela même plus intéressantes de l'Ethiopie. Le temple gigantesque de Karnak construit par des hommes qui, selon l'expression de Champollion, concevaient l'architecture en hommes de cent pieds de haut, le jette dans la stupéfaction, et l'aspect de la grande salle hypostyle de ce temple, avec sa forêt de colonnes encore debout, lui révèle inopinément l'origine de l'art architectural que les Grecs n'ont que modifié. « Cette multitude de colonnes, dit-il, entre lesquelles des allées passent en tout sens, me rappela involontairement sous une forme grandiose, un effet qui m'avait maintes fois frappé en me promenant sous les nombreux bosquets de palmiers des bords du Nil. Leurs troncs élancés qui s'élèvent de toutes parts à des distances à peu près égales nécessaires au développement des palmes, le sol nu et horizontal sur lequel on circule librement entre ces colonnes naturelles, l'épais feuillage qui forme le toit, et jusqu'à l'épanouissement du tronc dans sa partie supérieure qui reproduit le chapiteau; tout cela me fut si bien représenté par l'aspect de ce quinconce de colonnes que je m'écriai: «Voilà la source, l'idée, l'origine de l'art égyptien. Oui, la civilisation qui créa ces monu»ments, cet art, ne vient ni de l'Inde, ni des bords du Gange, ni de l'Ethiopie. Elle est née sur le sol d'Egypte, la patrie par excellence du » palmier. » Il s'arrête encore avec complaisance sur les monuments de l'ile sacrée de Philæ, où il prête l'oreille à la légende du Palais de l'Amant, et sur les temples d'Hathor et de Phré, à Ibsamboul, où il pénètre malgré son état d'épuisement et le mauvais vouloir d'un colonel russe, expliqué plus tard par l'insigne déloyauté avec laquelle celui-ci voulut, en les publiant sous son nom, s'attribuer le mérite des découvertes que M. Trémaux avait faites au prix de tant de fatigues et de dangers. Au delà de la région des pierres et des cataractes, il ne laisse aucune ruine importante inexplorée : Méroé, Chendy, Naga, ville aux mœurs plus que singulières; l'antique Arrata, Sauba, florissante autrefois comme le Caire; Napata, etc., sont tour à tour l'objet de ses explorations. Les bas-reliefs, revêtus encore

en partie de leurs couleurs, lui fournissent de précieuses révélations sur l'histoire et la religion des anciens Egyptiens, et sur l'ethnographie de cette époque reculée. A propos des animaux entretenus dans les temples, il fait observer qu'ils n'étaient honorés que comme des emblêmes visibles d'un dieu, d'une vertu, d'un principe invisible, et il relève cette erreur grossière où sont tombés ceux qui rabaissent la religion des habitants des bords du Nil au culte d'animaux parfois immondes. Pour peindre les sites variés qu'il a parcourus, et les merveilleux effets de lumière dont il fut témoin au milieu du désert, on voit qu'il a trempé ses pinceaux dans les chaudes et poétiques couleurs de l'Orient. Ses descriptions sont de véritables tableaux. Ce premier volume, aussi instructif qu'intéressant, renferme encore deux études remarquables, l'une sur le mirage et l'autre sur la formation du Sahara.

Le second est consacré à la partie du continent africain comprise entre l'aride Sahara et la riche Nigritie, et à laquelle les Arabes ont donné le nom de Soudan, du mot souda qui chez eux signifie noir. Trois grandes races, les Fout, les Berbères et les Arabes, sont venues, à de longs intervalles, peupler cette vaste zone. Leurs traits s'y sont modifiés en raison de leur séjour plus ou moins prolongé; leur teint s'est noirci, et leur type se rapproche de plus en plus de celui du nègre; mais ce ne sont point encore là les véritables nègres, avec qui la plupart des voyageurs et des géographes semblent les confondre. Après avoir démontré d'une manière irréfutable que l'homme physique se trouve à la longue profondément modifié par les diverses circonstances des lieux et des climats, l'auteur ramène les différentes races à une seule et même famille, à une seule et même origine. S'élevant ensuite à des considérations d'un ordre plus élevé, il montre que l'esclavage, la honte de l'humanité, est le seul obstacle qui ferme aux Européens et à la civilisation les belles et fertiles contrées de la Nigritie. Aussi dans les détails qu'il donne sur Kartoum, sur la population et l'importance de cette Tombouctou orientale, s'élève-t-il avec force contre l'arbitraire des agents turcs, dont les procédés injustes ne font qu'enraciner la haine et les préjugés des nègres contre les blancs. Il reprend ensuite le récit de son voyage jusque au delà des montagnes de Fa-Zoglo, à travers les forêts vierges qui bordent le Nil-Bleu. Ici, les incidents se multiplient, la nature change d'aspect, l'immense baobab a remplacé le palmier; au bêlement de la gazelle succède le rugissement des bêtes féroces. Dans la seconde partie, M. Trémaux s'étend jusqu'aux tribus du rivage de l'Atlantique; ses observations se portent sur les villes principales, sur les mœurs et les usages dont plusieurs rappellent ceux de l'antique Egypte, sur les productions et le commerce, sur l'architecture et l'industrie du Soudan en général. Il n'omet, en un mot, rien de ce qui peut compléter son travail et le rendre attrayant à l'esprit du lecteur, mais jamais aux dépens de la vérité. On ne tarde pas, en effet, à s'apercevoir qu'il n'a livré aucune place à l'exagération, qui trop souvent dépare les meilleures relations de voyage. S. R.

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On pouvait supposer qu'un jour ou l'autre le Théâtre-Français emprunterait au Gymnase le Gendre de M. Poirier; c'est ce qui vient d'arriver. Le Théâtre-Français donne peu de bonnes pièces, mais il en emprunte beaucoup; c'est son droit, il prétend même que c'est son devoir, et il le remplit en conscience; mais on ne peut s'empêcher de songer au dépit des théâtres voisins à qui il enlève ainsi de gaieté de cœur leurs plus chers trésors et la fleur de leur affiche. L'Odéon triomphe-t-il avec l'Honneur et l'Argent? Quand l'Odéon a suffisamment triomphé, selon lui, il se présente un beau matin, s'empare de l'Honneur et l'Argent, le met dans son répertoire, le colle immédiatement sur sa porte, et fait entrer bon gré mal gré M. Got dans la peau de Rodolphe. Le Gymnase est-il fier du Gendre de M. Poirier? Le Théâtre-Français juge que le Gendre de M. Poirier a fait assez longtemps l'orgueil et la fortune du Gymnase, et qu'il est bien temps d'hériter de ce gendre-là; et il le prend sans plus de façon, et il l'inscrit en grosses lettres sur ses prospectus, et il dit à M. Provost : « Tu seras Lesueur ; » et il dit à Me Favart : « Tu mettras la robe de Rose-Chéri. » Voilà ce que fait le Théâtre-Français, et cette façon d'agir est assurément la plus commode du monde, la plus franche, la plus naturelle, la plus simple et la plus insupportable qu'on puisse imaginer. Comment? C'est après avoir refusé l'Honneur et l'Argent, après avoir forcé la pièce à passer les ponts, après avoir humilié l'auteur par tous les délais, toutes les excuses, toutes les corrections possibles, après l'avoir accablé de boules noires, après lui avoir fait sentir amèrement quelle est la puissance d'un sociétaire du Théâtre-Français et d'un comédien ordinaire de l'Empereur, après lui avoir fait toucher du doigt le néant d'un faiseur de comédies; c'est après l'avoir ainsi traité du haut en bas que le Théâtre-Français, de par son droit de dictateur, réclame la pièce qu'il a jadis refusée, tranche du tyran, s'impose à l'auteur, au public, au théâtre

qu'il dépouille, et joue précisément le rôle odieux d'un prince qui enlève une femme à son mari légitime, après avoir dédaigneusement refusé de l'épouser. Et les auteurs souffrent cela! et ils se font les complices d'un pareil excès de pouvoir! Et ils regardent un tel abus comme une réparation! Et, sans doute, ils s'applaudissent dans leur cœur de cette prétendue amende honorable que leur fait le Théâtre-Français, et ils se croient bien payés de leur peine, et, de leur côté, ils payent ainsi l'hospitalité que l'Odéon, le Gymnase, ou telle autre scène leur a généreusement accordée.

Il n'y a là rien à dire l'auteur est le maître de sa pièce; mais il faut qu'il ait bien peu de cœur, comme disent les braves gens, pour consentir à ces petits coups d'état du Théâtre-Français. Ne serait-il pas plus juste, plus naturel, de lui refuser toujours ce qu'il a refusé une fois, et de se venger de ses dédains en faisant la sourde oreille à ses avances? Cela le rendrait peut-être plus circonspect, et la peur de voir lui échapper à jamais une belle œuvre lui inspirerait sans doute un peu plus d'audace pour l'accueillir d'abord à ses risques et périls. C'est une chose trop facile, en vérité, que d'avoir les bénéfices d'une épreuve tentée par d'autres, et d'être à l'honneur sans avoir été à la peine. Voilà pourtant ce qui arrive tous les jours; le Théâtre-Français prend son bien où il le trouve, acteurs et pièces, M Victoria et le Gendre de M. Poirier; et Mme Victoria se réjouit, et M. Augier se félicite; moi, je plains M. Montigny.

Heureusement, le public proteste; rarement il accueille avec la même faveur une œuvre ainsi transportée et transplantée, ce changement lui produit l'effet d'un exil, et il murmure contre ceux qui l'ont ordonné. La scène du Théâtre-Français est certainement un exil fastueux, mais rien ne vaut la terre natale. On y a malgré soi ses souvenirs, on y a son cœur, on ne peut l'oublier; on se rappelle toujours la manière dont M. Tisserant accentuait certaines tirades, jetait certains mots de l'Honneur et l'Argent; on revoit au loin, derrière soi, ce raisonneur, ce moraliste à la voix puissante, mais à la tenue austère, un prédicateur honnête, un Desgenais puritain; et l'on se plaint de la tournure démocratique que M. Got lui a donnée; on demande Rodolphe, et l'on se fàche parce que c'est Giboyer qui répond. Et de même le Gendre de M. Poirier où est ce bourru de Lesueur? Il me faut absolument un bourru, un hérisson, un homme en boule et qui pique de tous côtés. M. Provost n'est pas assez épineux, n'a pas assez de ronces dans sa physionomie ni dans sa personne. Il faut être un chardon pour jouer le rôle ; et M. Lesueur est justement ce chardon-là. Et Rose-Chéri, où est-elle ? Et Mme Victoria, à quoi sert-elle? Pourquoi l'avez-vous enlevée, si vous ne lui laissez même pas les rôles qui lui appartiennent? Vous faites jouer cette adorable Antoinette par Mile Favart, et Mile Favart y fait ce qu'elle peut; mais, hélas! Antoinette est morte. Au reste, prenez-en votre parti; la pièce fût-elle mille fois mieux jouée qu'au Gymnase, on vous trouvera toujours inférieurs; on est habitué aux autres, et on n'est pas habitué à vous; vous-mêmes n'avez pas l'habitude des rôles, vous n'êtes pas encore familiers avec vos personnages, vous n'êtes pas encore passés en eux; l'incarnation, cette lente incarnation qui ne

s'opère que par un long commerce et une intimité quotidienne n'est pas encore accomplie. M. Bressant lui-même, quoique très marquis, n'est pas absolument le marquis de Presles; une nuance manque..... Voilà bien des critiques, sont-elles justes? Nous n'en sommes pas sûr nous-même. Peutètre subissons-nous l'influence fâcheuse dont nous parlions tout à l'heure ; peut-être gardons-nous rancune au Théâtre-Français d'une certaine morgue de parvenu qu'il affiche; peut-être même lui en voulons-nous de son despotisme; peut-être partageons-nous le ressentiment du public contre un théâtre à la fois inhospitalier et jaloux, qui rappelle, quand elles sont célèbres, les œuvres qu'il a méconnues quand elles étaient ignorées. Toujours est-il que cette impression est générale, et que, fût-elle une simple prévention, elle empêchera souvent les comédiens ordinaires de l'Empereur de réussir là où les comédiens ordinaires du public triomphaient. Assez sur ce chapitre, et ne parlons plus maintenant que de l'œuvre ellemême.

Le Gendre de M. Poirier, nous l'avons dit ici même, est la meilleure comédie de M. Emile Augier; et c'est pourquoi on regrette si vivement. qu'elle soit signée de M. Jules Sandeau. Malgré soi, on murmure contre une collaboration qui empêche de connaître et de nommer le véritable auteur d'une pareille œuvre. On s'associe aux objections présentées par M. Vitet, je crois, lors de la réception à l'Académie de M. Jules Sandeau. On se demande, avec lui, au moment d'admirer et de féliciter : « A qui ceci? à qui cela?» Les auteurs mêmes le savent-ils bien? N'y a-t-il pas, dans tout travail accompli ainsi de concert, une sorte d'influence réciproque, d'action intime et commune qui mêle deux esprits au point qu'il leur serait bien difficile de se démêler et de se reconnaître eux-mêmes? Ne se sontils pas tellement pénétrés l'un l'autre, dans cette fusion de leur talent, tellement confondus, qu'ils ne font plus qu'un, et que les deux traces se sont effacées dans l'unité du résultat, comme deux sillons s'effacent sous l'ondoyante moisson qui les recouvre? On a dit que, malgré l'apparence contraire, la partie comique de cette pièce appartenait en grande partie à M. Jules Sandeau, tandis que la délicatesse répandue dans tout le rôle d'Antoinette était le fait d'Emile Augier. On veut ainsi que le premier se soit égayé, ce qui ne lui arrive pas toujours, et que l'autre se soit attendri, ce qui lui arrive très rarement. Cette distribution des mérites déroute au premier abord, et n'a peut-être été imaginée que dans ce but; cependant, elle n'a rien d'impossible. Nous nous souvenons d'avoir montré, dans une chronique à propos de Psyché, combien il est facile de se tromper quand, dans une pièce faite en commun par Molière et Corneille, on veut essayer de rendre à Corneille ce qui est à lui et à Molière ce qui lui appartient. Sans les indications qu'ils ont pris soin de nous donner eux-mêmes, on serait tenté à chaque instant d'attribuer à l'un l'œuvre de l'autre, les vers pompeux, éloquents, à Corneille, les vers amoureux et tendres à Molière; il n'en est rien: la force est ici à Molière et l'amour est à Corneille. On peut donc croire que, dans le Gendre de M. Poirier, la comédie revient à M. Jules Sandeau et la sensibilité à M. Emile Augier. Mais la vérité est que l'ensemble de l'œuvre leur appartient à tous deux.

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