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sur Gordigiani, le Schubert de l'Italie, l'avantage d'une facture d'accompagnement plus intéressante, et sur ses propres compatriotes, celui de savoir mieux écrire pour les voix. Peut-être pourraiton reprocher à quelques-uns de ces lieder une trop grande affectation dramatique, qui les fait sortir des conditions du genre et les transforme en airs d'opéra.

Ce rappel sommaire des principales œuvres d'un maître glorieux et regretté est, en ce moment, l'hommage le plus instructif, le plus utile qu'on puisse rendre à sa mémoire. Il n'est pas temps encore d'écrire sa biographie complète. Sa carrière ne sera en quelque sorte consommée qu'après notre initiation, si longtemps attendue, à ce dernier ouvrage, qui est peut-être son chef-d'œuvre. De plus, les égards dus à d'autres contemporains célèbres ne permettent pas encore de tout dire sur les travaux et les luttes qu'a si vaillamment subis l'auteur de Robert. Tout le monde sait qu'à diverses reprises, il eut à combattre d'autres jalousies que celles d'hommes médiocres. Le fameux aphorisme: genus irritabile vatum, demeure applicable, sans distinction, aux favoris de toutes les muses. Si Meyerbeer a eu des ennemis acharnés, il avait su se faire des amis dévoués, et, depuis plus de trente ans, il avait en France l'auxiliaire le plus irrésistible, l'opinion publique, dont d'habiles intrigues peuvent surprendre quelquefois les faveurs, mais que le seul talent sait fixer. Nous croyons toutefois qu'en présence de ce mort illustre, encore si bien vivant dans ses œuvres, une franche explication sur quelques-uns des défauts qui lui ont été imputés n'est de nature à froisser personne. Le reproche de parcimonie, qui lui a été si fréquemment adressé, est aussi l'un des plus injustes. Pour tous ceux qui ont connu Meyerbeer, qui ont pu mesurer la profondeur de son absorption incessante dans la méditation, le perfectionnement ou l'interprétation de ses œuvres, il demeure bien évident que sa pensée, toujours planant dans les régions les plus élevées de l'art, ne s'abaissait pas à l'idée vulgaire de ménager sa fortune; il oubliait tout simplement de la dépenser. Le reproche d'orgueil est plus spécieux, et l'on ne saurait nier que Meyerbeer n'ait eu à un très haut degré le sentiment de sa puissante personnalité; mais il convient d'ajouter que cet amour-propre, d'ailleurs bien légitime, ne l'a jamais porté à se négliger en quoi que ce fût. Nul artiste ne fut jamais à ce point sévère, ou plutôt implacable pour lui-même; nul n'aspira au progrès avec une opiniâtreté plus soutenue, plus héroïque. La passion de son art, aussi ardente dans ses dernières années que dans les premières, lui allégeait toute fatigue, et semblait l'avoir doué du don d'ubiquité. Partout où se produisait une œuvre musicale de quelque importance, un artiste d'avenir, un perfectionnement susceptible

d'offrir à l'instrumentation quelques ressources nouvelles, on était sûr de voir arriver l'auteur de Robert; un peu pour se montrer, disaient les médisants, mais beaucoup, assurément, pour entendre, juger et profiter au besoin.

On peut, dès aujourd'hui, asseoir un jugement définitif sur la nature et la portée du talent de ce maître. Ses facultés naturelles ne semblaient lui assigner qu'une des places les plus distinguées au second rang; mais à force d'étude intelligente, de labeur âpre et continu, il est arrivé au premier. Meyerbeer n'est pas un chef d'école dans le sens le plus élevé de ce mot. Il dérive de Gluck, et a passé par Mozart et Rossini. Son individualité est le résultat d'un puissant effort de concentration et d'assimilation. L'heureuse spontanéité de plusieurs de ses émules lui fait souvent défaut, et ce n'est qu'à force de travail, de dextérité qu'il arrive à les égaler, à les surpasser quelquefois. On pourrait lui appliquer souvent le reproche qu'adressait à Démosthène l'orateur Demade : « Que ses œuvres sentaient la lampe, » et comparer ses imposantes machines dramatiques à ces grands oiseaux de proie qui prennent un peu lourdement leur vol, mais pour planer ensuite plus victorieusement à d'immenses hauteurs.

Meyerbeer est mort, mais son œuvre demeure bien vivante; elle exerce une brillante et bruyante influence sur l'art à notre époque. Les ouvrages de ses contemporains, de ses successeurs les plus habiles portent cette empreinte; elle est surtout visible dans les grandes œuvres d'Halévy, de M. Gounod, dans celles de Verdi, car la révolution musicale opérée par les œuvres françaises de Meyerbeer a fini par s'étendre à l'Italie. Nous la retrouvons même dans plus d'une page de M. Wagner, dont le premier opéra surtout, Rienzi, a une teinte complétement meyerbeerienne. Nous ne parlons pas des maîtres secondaires; il n'en est aucun qui n'aspire à obtenir, plus ou moins à propos, de ces grands effets d'instrumentation et de chant spianato. Il y a assurément beaucoup à louer dans cette réaction contre le style purement fleuri et léger de la période précédente. Néanmoins, nous avons entendu Meyerbeer luimême regretter l'exagération dramatique dont ses ennemis l'accusaient d'être le premier promoteur. C'est ainsi que jadis Chateaubriand s'impatientait de voir surgir dans la littérature tant de Renés, charges ou contrefaçons du type qu'il avait créé. Le reproche fait à Meyerbeer est trop sévère, mais non tout à fait injuste. Il est certain qu'en compliquant et renforçant ses accompagnements, il oblige l'exécutant à de grands efforts pour dominer cette tempête sonore, et qu'il a donné, lui, maître si consommé dans l'art du chant, un séduisant et dangereux exemple en obtenant, par l'intensité d'émis

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sion des voix, quelques-uns de ses plus beaux effets dramatiques. Pour ses deux premiers ouvrages français, Meyerbeer avait à sa disposition des artistes doués de moyens exceptionnels, avec des timbres de voix qui dominaient sans effort la plus vigoureuse instrumentation. Mais tous les chanteurs n'ont pas les mêmes ressources d'organe, et plus d'un a succombé à la peine dans l'interprétation de ces œuvres puissantes, et d'autres plus ou moins habilement créées à leur image, avec moins de science, mais encore plus de fracas dans l'instrumentation. Puis, du moment où le goût du public engagé dans cette voie a fait consister presque exclusivement le mérite du chanteur dans l'énergie avec laquelle il lance le passage ou la note célèbre, beaucoup d'artistes ont adopté naturellement un système mixte, qui les use moins vite. C'est alors qu'on a vu apparaître sur les différentes scènes lyriques des soprani et des ténors de force..... intermittente, ouvrant à peine la bouche pendant la plus grande partie d'un opéra, réservant tous leurs moyens pour un seul morceau, pour quelques mesures, et rentrant, aussitôt après ce coup de foudre, dans un dédaigneux fredonnement. Mais ces fâcheuses tendances, contre lesquelles Meyerbeer lui-même semble avoir voulu réagir dans ses deux derniers ouvrages, doivent être imputées en grande partie à ses imitateurs.

Il y a quelque chose de frappant dans l'enchaînement de circonstances qui a voulu que ce maître illustre, plus Français qu'Allemand, revînt au moins mourir sur son plus beau théâtre de gloire, au moment où il travaillait à doter la France d'un nouveau chefd'œuvre. La traversée de ce char funèbre, escorté par l'élite de la population, a été pour Meyerbeer un nouveau triomphe, qui, grâce à l'Africaine, ne sera pas le dernier dont tressaillera son âme dans « le monde voilé. » Des accents émus d'anciens amis du maître, des chants jadis composés pour nous, ont dignement salué ce dernier départ, semblable à un exil.

Bon ERNOUF.

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2e s TOME XXXIX.

REVUE CRITIQUE

Discussions de Politique démocratique et Mélanges, 1834-1861, par Anselme PETETIN. Paris, Plon. 1862.

Il est peu de questions politiques qui n'aient été traitées ou touchées dans ce livre que M. le conseiller d'Etat A. Petetin intitule modestement: Discussions de Politique démocratique. En dehors de l'intérêt qui s'attache naturellement, et en tout temps, aux sujets qu'il traite: Bonaparte conciliateur; Bonaparte pacificateur; de l'Egalité représentative; l'Allemagne et l'Italie; la Légion d'honneur; l'Annexion de la Savoie; l'Emprunt substitué à l'Impôt, etc., etc., il faut remarquer que l'intérêt est doublé par la date même que portent ces divers écrits. On sait instinctivement gré à l'auteur d'avoir eu une vue aussi nette et aussi juste de la mission d'un Napoléon en France, avant que personne ne songeât au nouvel empire; d'avoir compris la nécessité du suffrage universel en face des misères du suffrage restreint; d'avoir rendu hommage aux emprunts populaires avant qu'on ne les eût mis à l'épreuve, et d'avoir deviné et prêché l'annexion de la Savoie à une époque où, certes, il n'en était guère question. Depuis six ans, notre politique extérieure a des lignes nettes et faciles à saisir; ses effets libéraux se font sentir chaque jour davantage, et il est tout aussi aisé de la comprendre que de l'admirer. Mais, il y a vingt ans, pour soutenir une pareille politique, il fallait s'entendre traiter de don Quichotte ou de rêveur, par les puissants du jour, qui ne concevaient même pas qu'on pût désirer pour notre pays des destinées plus grandes et plus glorieuses; le régime parlementaire avait tracé autour de la France un petit cercle bien borné, bien bourgeois, dans lequel elle étouffait visiblement, mais qu'il lui était interdit de franchir; c'était là une des conséquences fâcheuses, la plus fàcheuse de toutes peut-être, de cette constitution anglaise, si mal à propos importée en France, où elle ne pourra jamais être dirigée que par la classe moyenne, et non par une aristocratie privilégiée comme chez nos voisins. Mais en dehors du Parlement tout-puissant, qu'y a-t-il de possible dans notre pays? La République et l'Empire. M. Petetin le savait et le disait sous toutes les formes, et comme s'il avait eu le sombre pressentiment de la catastrophe prochaine du régime établi en 1830, il gourmandait le parti républicain de répudier d'une manière aussi maladroite, pour ses propres intérêts, les glorieux souvenirs de l'Empire. « Les écrivains républicains eux-mêmes,

dit-il le 22 janvier 1848, fort bourgeois malheureusement dans leur origine et dans leurs tendances, ont commis et commettent chaque jour de déplorables injustices contre l'armée démocratique de l'Empire et contre son chef. Il faut louer la sobriété d'un tribun, son assiduité aux luttes de la tribune, son courage contre le pouvoir ou les factions; il faut louer aussi le courage d'une foule qui emporte la Bastille, et c'est quelque chose peut-être d'avoir pris les Tuileries le 10 août. Mais n'est-ce donc rien que la faim, le froid, toutes les misères du bivouac, les fatigues de l'insomnie et les marches forcées? Et la démocratie n'aura-t-elle pas une palme, n'aura-t-elle que des quolibets pour les vieux soldats d'Egypte et de Marengo, pour ces enfants sortis hier des bras de leur mère, qui allaient mourir avec enthousiasme dans les neiges et sous la mitraille d'Eylau, à l'attaque centrale de Friedland, dans la terrible et glaciale journée de Krasnoë, à Lutzen, à Bautzen, durant toute cette incomparable campagne de France? N'est-ce pas encore la patrie que défendait cet héroïsme, non d'une heure et d'un jour, et contre un seul danger, mais d'années entières et contre tous les dangers, toutes les souffrances, tout ce qui épuise et abat la force humaine? N'était-ce pas aussi contre la coalition des rois, exécutant toujours le manifeste de Brunswick? » Ne croyez pas que notre auteur soit si aveuglé par l'enthousiasme qu'il ne discerne et n'avoue parfaitement les fautes de son héros; mais ne peut-on, sans blesser la justice, le venger de ces petites taquineries de salon, qui n'ont pas toujours épargné son successeur ? « C'était sans doute un acte arbitraire que d'exiler le salon de Mme de Staël et ses précieux habitués de la rue du Bac aux bords de l'Yonne et du Léman; mais n'était-ce donc pas un crime un peu plus grand que celui de ces commères de tous les sexes qui, dans ce salon et dans l'oratoire de Mme de Krüdner, prêtèrent autant qu'il leur fut possible l'adhésion et la complicité des lettres et de l'esprit français aux augustes coquineries des traités de Paris et de Vienne? Ce crime des femmes aimables et des causeurs élégants a déjà coûté au peuple bien des larmes et bien du sang. L'Espagne, la Pologne, l'Italie, la Gallicie le savent; il en fera verser encore des torrents peut-être. Qu'on nous pardonne d'oublier, en songeant à cela, le crime commis par Napoléon contre la liberté des salons anglomanes. >>

Voilà une tirade qui pourrait bien nuire à l'auteur dans l'esprit de certaines gens, et je m'en veux de le compromettre d'une manière aussi maladroite. Ne sait-on pas bien aujourd'hui qu'il n'est plus, dans le monde, de politique désintéressée que celle de l'Angleterre, et que la liberté, si l'on en croit nos modernes libéraux, n'a pas de champions plus dévoués que ces fiers aristocrates descendants de Guillaume? Mais puisqu'il faut avouer les fautes de notre écrivain, j'ai hâte de faire voir au moins que tout hostile qu'il se montre à Los chers et fidèles alliés, il sait, au besoin, châtier d'une main ferme les erreurs et les violences de la rue. M. Petelin fut envoyé, en 1848, à Berlin par le général Cavaignac, et sa mission paraît avoir eu pour but d'éclairer le gouvernement français sur l'état des esprits en Allemagne, et de rechercher consciencieusement si les pays d'outre-Rhin manifestaient un goût sérieux pour nos institutions politiques du moment. Il commence par

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