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LA CONSANGUINITÉ

DANS LES RACES

D'ANIMAUX DOMESTIQUES

C'est à dessein que, dans une précédente étude sur l'amélioration des races d'animaux domestiques, nous n'avons point abordé la question de la consanguinité. Quoiqu'elle se rattachât forcément à notre sujet, nous avions pensé que, par son importance, elle méritait d'être traitée dans un travail particulier. La circulaire relative à la consanguinité qu'a récemment adressée aux préfets M. le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics donnera au moins à cette nouvelle étude l'avantage de l'opportunité.

Bien qu'il ne nous appartienne peut-être pas d'examiner quels peuvent être les effets de la consanguinité sur l'espèce humaine, nous avons pensé qu'en une matière aussi grave on ne devait négliger aucun document, aucun résultat scientifique, aucun fait de nature à éclairer la discussion. Passer sous silence les travaux des médecins et de quelques-uns des membres de la Société d'anthropologie, ç'eût été priver nos lecteurs du principal élément d'appréciation. C'est en effet dans le sein de cette docte compagnie que se concentrent les lumières de la physiologie contemporaine, et le devoir de quiconque veut se former une opinion sur l'une des branches de cette science est de ne négliger aucune des communications de ceux qui la professent. Peut-être nous objectera-t-on qu'il serait téméraire de conclure que ce qui est vrai pour l'espèce humaine doit l'être aussi pour les animaux. Nous savons bien que l'organisme des animaux étant beaucoup moins compliqué que le nôtre, que leurs facultés cérébrales

étant peu développées, il y a tout un côté qui échappe à la comparaison. Mais, outre qu'il nous paraît que certains principes doivent être immuables en physiologie, que les mêmes causes doivent physiquement, dans tout le règne animal, produire les mêmes effets, nous espérons qu'on ne nous en voudra pas d'avoir enrichi cette étude des importantes recherches de quelques savants. Nos amis des champs, auxquels s'adressent toujours plus spécialement nos travaux, nous sauront peut-être gré, c'est du moins notre espoir, de leur avoir épargné des lectures qui leur sont le plus souvent fort difficiles, si ce n'est impossibles.

De tous temps, les différents peuples du globe, les philosophes, les législateurs se sont préoccupés de la consanguinité; les uns pour la recommander, les autres pour la blâmer. Mais ce n'est que tout récemment qu'il s'est élevé sur ce sujet une controverse sérieuse et vive. Ayant cru découvrir dans l'exercice de leur art des effets malheureux qu'ils rapportaient aux mariages contractés entre proches, quelques médecins se sont emparés avec ardeur de cette idée de la nocuité des unions consanguines. Dans un but assurément très philanthropique, ils ont réuni leurs observations, les ont groupées sous formes d'avis aux familles en les appuyant de raisonnements, d'exemples, de statistiques qui reflètent un peu trop peut-être les préoccupations momentanées des auteurs, c'est-à-dire qu'on sent trop, dans les ouvrages que nous allons passer en revue, le parti pris sous l'empire duquel ils ont été écrits.

D'autres, au contraire, ont pensé que leurs confrères s'étaient trop hâtés, voire même trompés dans leurs appréciations, et se sont empressés de combattre leurs conclusions. Le débat a été fort intéressant et fort animé, et si la majorité se prononce encore dans le sens de la nocuité, il n'en n'est pas moins vrai que ceux qui la combattent ont paru dans la lutte avec cet esprit essentiellement critique qui consiste à écarter des discussions tout parti pris et tout préjugé. Si les premiers ont recherché avidement tout ce qui pouvait aider à la propagation de leurs idées ou de leurs traintes, se montrant peu difficiles en matière de preuves, se laissant aussi aller un peu trop loin dans la voie du sentiment et de l'imagination, les seconds n'ont procédé qu'avec une méthode purement scientifique, simplifiant autant que possible les termes du problème qu'ils ont, si ce n'est résolu pour tous, dégagé du moins des éléments étrangers qui l'obscurcissaient, et mieux encore, entouré d'une lumière destinée, c'est notre croyance, à éclairer notre génération sur une question qui intéresse à des titres divers l'humanité tout entière.

Si l'on cherche, sans parti pris, à se faire une opinion d'après l'examen des travaux des médecins sur cette question : Les alliances

consanguines ont-elles une influence pernicieuse, ou bien sont-elles innocentes des maux qu'on leur impute? la vérité semble se trouver du côté des défenseurs de l'innocuité des unions consanguines. MM. J. Périer, E. Dally. A. Bourgeois, A. Sanson, ont montré le peu de valeur des faits et des arguments produits par leurs adversaires. Ces faits sont peu variés, et, en général, trop particuliers, pour qu'on puisse les généraliser. Nous n'examinerons point en détail les écrits de MM. Chazarin, Rillet, de Genève; Ménière, Bemiss, Aubé, etc. Il nous suffira d'analyser les mémoires de MM. Boudin et Devay, qui ont résumé les travaux des auteurs précédents en les complétant par leurs propres observations.

Tous ceux qui ont combattu la consanguinité ont fait, suivant nous, qu'ils nous excusent de le leur dire, la même faute qui entache leurs arguments et leur fait interpréter les faits d'une façon vicieuse. Tous ont allégué des expérimentations directes, faites sur les animaux et quelquefois sur l'homme, comme s'il s'agissait de physique ou de chimie. Il semblerait, d'après eux, que l'expérimentation prononce d'une manière catégorique sur les difficultés que présente la biologie. Il n'en est point ainsi. Toutes les expériences en cette matière sont incomplètes et insuffisantes. En effet, les circonstances purement matérielles compliquent tellement l'observation, lorsqu'il s'agit des êtres vivants, que l'expérimentation seule devient dans ce cas insuffisante lorsqu'elle est possible. Ainsi, l'Académie des sciences est occupée, depuis bien des années, de la question des générations spontanées, qui, dans les termes où elle est posée, semblerait d'une solution facile, puisqu'il s'agit seulement d'isoler l'air et, avec lui, des germes que des conditions favorables développeront ensuite. Cependant, cette difficulté arrête encore des expérimentateurs extrêmement exercés, et des faits contradictoires empêchent une conclusion qui semble reculer sans cesse. Que seront ces difficultés si l'on se trouve en présence des influences sans nombre que la civilisation raffinée apporte à chaque instant à notre existence? Quelle prise l'expérience peut-elle avoir sur le système nerveux, chez nous tout-puissant, au point qu'il peut donner la mort par l'influence morale? C'est donc par une autre logique, par l'emploi judicieux de la comparaison, qu'il faut aborder la question de la consanguinité et celle de l'hérédité qui s'y lie d'une façon directe. Essayons si dans cette voie nous trouverons des lumières qui nous manquent ailleurs.

Le fait le plus général, et partant le plus important qui se puisse alléguer dans cette affaire, est celui de la production artificielle de différentes races, modifiées au point de vue de l'utilité dont elles peuvent être pour l'homme. Il est certain qu'il a fallu marier les

frères et les sœurs, les pères et les filles, comme nous le verrons plus tard. On a pu, de cette façon, transmettre à une descendance les qualités observées chez quelques individus. Ce fait s'est reproduit des milliers de fois, il est incontestable, et le produit atrophié d'un frère ou d'une sœur dans l'espèce canine (Aubé, Mémoire) ne prouve rien contre la valeur de la consanguinité qui a fait obtenir la race excellente dont il descend.

L'influence humaine qui produit la domestication est donc toutepuissante, et c'est du rapprochement, de la comparaison de cet état avec l'état de liberté dont jouissent les animaux, qu'on peut tirer des arguments concluants. Ces deux circonstances: liberté, domestication, sont donc celles qui doivent appeler toute notre attention et servir de base à notre raisonnement. C'est par la domestication que la vache est devenue plus laitière, le cheval propre aux usages que nous en tirons, le cochon capable d'engraisser jusqu'à l'excès, etc. C'est par l'absence du régime, que ces animaux, portés en Amérique par les Espagnols, et abandonnés en très petit nombre dans les bois, sont retournés à l'état d'où ils avaient été tirés primitivement par l'homme, et c'est assurément par des alliances consanguines que se sont opérés ces retours.

Si la domestication dirigée est le fait le plus général qui ait été observé, il peut servir à l'établissement d'une doctrine, c'est-à-dire qu'on peut contrôler par le rapprochement qu'on en fera, toutes les autres observations. Cette doctrine peut se formuler encore de cette manière : 1o la domestication dirigée peut produire des races temporaires; 2° ces races retournent à l'état sauvage quand elles sont rendues à la liberté. Les races ainsi modifiées sont assez nombreuses pour que les exemples ne manquent pas les chevaux, les chiens, les chats, les chèvres, les lapins, les poules, les pigeons, les dindons, les canards, les oies, etc. Mais faut-il conclure des animaux à l'homme, et la comparaison peut-elle être poussée jusque-là? Oui, ce nous semble, en tenant compte de la liberté illimitée laissée à l'homme, et de la domesticité presque recluse imposée aux animaux. Suivons maintenant les travaux des adversaires de la consanguinité, et cherchons à les juger d'après la règle que nous avons posée. Examinons d'abord les statistiques de M. Boudin.

Les statistiques ont, dans certains cas, une valeur positive, que nous ne nierons pas; mais, dans beaucoup, elles ne prouvent rien. Le nombre des naissances, celui des décès, le chiffre des gens qui meurent de telle ou telle maladie, la durée moyenne de la vie chez les hommes ou les femmes, sont, comme la taille des conscrits et le poids moyen des bœufs, intéressants pour des administrateurs; mais, pour des médecins, il semble que ces statistiques n'ont point

de valeur. Un vieux médecin de nos amis, le docteur Paulin, nous disait un jour : « Il n'y a point de maladies, il n'y a que des malades. » Si, en effet, chaque maladie est un cas particulier, est-il possible de faire une assimilation complète, de mettre un même chiffre sur des valeurs aussi diverses? Nous ne le pensons pas. Bien plus, que serait-ce s'il fallait accepter les statistiques de M. Boudin? Le docteur E. Dally, dans un article de la Gazette de médecine, combat leur exactitude et prouve qu'elles ont été reconnues fausses dans quelques cas, pour les mariages des juifs, entre autres. Nous n'insisterons donc pas davantage sur les statistiques.

Nous voulons cependant opposer aux faits cités par M. Boudin l'exemple suivant, que nous trouvons dans la thèse de M. Alfred Bourgeois, et qui a pour titre : Quelle est l'influence des mariages consanguins sur les générations. M. Périer, un ethnologiste distingué, a fait, à la Société d'anthropologie, sur cette thèse, qui conclut à l'innocuité des unions consanguines, un rapport favorable, où nous lisons ce qui suit : « Enfin, M. Bourgeois nous apprend que l'opinion qu'il défend est professée à la Faculté, dans le cours d'hygiène, par M. Bouchardat: savoir que la consanguinité, même répétée, est sans inconvénients, et doit même produire de bons résultats, si les conjoints sont exempts de tous vices héréditaires, ou, mieux encore, doués des meilleures qualités physiques et morales. Réciproquement, ces alliances entre sujets atteints de ces mêmes vices seraient nécessairement nuisibles et le deviendraient dans une proportion exagérée à l'extrême, au moyen de la consanguinité répétée. C'est, en d'autres termes, la conclusion que nous avons énoncée tout à l'heure, et qui nous montre le disciple en parfait accord d'idées avec son maître. » De plus, en terminant, il apporte un important tribut de faits, qu'il met en parallèle avec ceux de ses adversaires. Ce tribut comprend deux sections: 1° l'histoire très détaillée d'une famille qui se compose de 416 membres, y compris les alliés, issus d'un couple consanguin au troisième degré, dans l'espace de cent soixante ans, et après 91 alliances fécondes, dont 16 consanguines superposées; histoire qui paraît ne laisser aucun doute, non-seulement sur la fécondité, non-seulement sur l'innocuité, mais encore sur les avantages de la consanguinité dans les familles saines; 2° une série d'observations recueillies par lui-même, ou par ses amis, et qui sont complétement en désaccord avec celles venues du camp opposé, notamment au point de vue d'abord de la stérilité et, ensuite, de l'état sanitaire, constamment bon chez les enfants, sauf les cas où les pères et mères étaient déjà affectés de maladie ou seulement de faible santé. M. Bourgeois a promis à la Société d'anthropologie un tableau généalogique de la famille dont il vient d'être question, et qui est la

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