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mourir sur le bûcher; mais cela donnait au pouvoir civil le moyen de mettre un terme à ces horreurs, et de défendre que, pour quelque mctif de cupidité ou de haine, le croyant orthodoxe fût traité comme s'il ne l'était pas.

Mais ce qui a fait sur tout considérer saint Louis comme le fondateur des libertés de l'Eglise gallicane, c'est la pragmatique sanction, digne préambule des établissements de ce prince, car ceux-ci sont datés de 1270, et la première, de 1268. Il ne peut pas entrer dans notre plan de citer textuellement la pragmatique sanction, si courte qu'elle soit d'ailleurs, car elle se compose en tout de six articles; il suffit d ́en signaler l'esprit. Elle a pour but d'enlever à la cour de Rome la disposition des bénéfices, qu'elle s'attribuait d'une manière absolue depuis le deuxième concile de Latran, réuni en 1135; de rendre aux chapitres des Eglises leur droit d'élection aux dignités ecclésiastiques; d'empêcher le trafic des choses saintes, ou ce qu'on appelle, dans la langue de l'Eglise, la simonie; de remettre en vigueur, quant aux promotions et collations de bénéfices, les décrets des conciles, ou, selon l'expression de saint Louis, de substituer le droit commun au bon plaisir du souverain pontife; enfin, d'interdire les levées d'argent, ou, pour me servir des propres expressions du saint roi, les exactions pécuniaires que la cour de Rome a imposées ou pourrait imposer aux Eglises du royaume, et par lesquelles la France « s'est misérablement appauvrie, si ce n'est pour une cause raisonnable, pieuse et très urgente, pour une inévitable nécessité, et du consentement libre et exprès de nous et de l'Eglise de notre royaume. >>

De si peu d'importance qu'elle soit pour nous aujourd'hui, cette réforme était beaucoup pour le temps et plus encore pour celui qui l'a faite. Nous n'oublions pas qu'elle émane du prince fanatique qui, laissant son royaume à la merci d'un moine et d'une femme, allait courir les aventures en Palestine et en Afrique, et qui, bourreau implacable, faisait percer la langue avec un fer rouge à ceux qui juraient le nom de Dieu dans un mouvement d'impatience; mais enfin ce prince avait le sentiment de sa dignité et de la dignité de l'Etat, personnifiée en lui; il ne permettait pas que ses peuples fussent livrés comme une proie à l'arbitraire et à l'avidité de l'étranger; il est le premier qui ait entrevu, dans la nuit profonde du moyen âge, l'image auguste de la nationalité. Que pour ce seul bienfait sa mémoire soit bénie!

L'œuvre de saint Louis fut reprise et agrandie par Philippe de Valois. Saint Louis, tout en accordant aux tribunaux royaux un droit de révision sur les sentences de mort émanées des tribunaux ecclésiastiques, et en mettant un frein aux abus des tribunaux féo

daux par l'institution de l'appel au roi, n'avait cependant pas songé à circonscrire la juridiction ecclésiastique dans des limites plus restreintes. Peut-être pensait-il que, tel qu'il était, le droit canon. valait encore mieux que le droit féodal. Mais, au lieu d'être touché de cette condescendance, le clergé voulut reprendre son ancienne autorité, et briser la faible barrière que le saint roi avait élevée contre ses prétentions. Un concile, tenu à Bourges en 1276, revendiqua pour le clergé un droit de juridiction absolue. Le parlement et les barons protestèrent. Pour mettre un terme à ces débats, Philippe de Valois réunit, en 1329, les délégués de l'épiscopat et ceux des barons et seigneurs, afin d'aviser aux moyens de les mettre d'accord. Il présidait lui-même l'assemblée, et tandis que Pierre de Cugnières, conseiller du roi, chevalier ès-lois, parlait pour la justice civile, l'archevêque de Sens, Pierre du Roger, devenu plus tard Clément VI, défendit la juridiction ecclésiastique. Ses prétentions n'étaient pas modestes. Il attribuait aux Eglises la justice temporelle comme la justice spirituelle, et voulait que toutes les questions où le clergé se trouve intéressé à un degré quelconque fussent soumises à leur juridiction. L'occasion était trop bonne pour ne pas étendre les prétentions jusqu'au gouvernement et à la politique. Il reproduisit donc, avec plus ou moins d'opportunité pour la situation présente, les vieilles maximes de Grégoire VII, d'Innocent III et de saint Thomas d'Aquin. Mais les temps n'étaient plus les mêmes. Après plusieurs jours de discussion, Philippe de Valois accorda aux prélats un an pour réformer les abus qui étaient reprochés à leurs tribunaux. Passé ce délai, Cugnières déclara, au nom du monarque, que le roi apporterait tel remède qu'il plairait à Dieu et au peuple. Les abus, comme on peut s'y attendre, ne furent pas réformés par les évêques, mais le roi se réserva le droit de frapper de nullité toute sentence ecclésiastique qui n'aurait point paru fondée, soit par défaut de compétence, soit par défaut de justice. Telle est l'origine de l'institution de l'appel comme d'abus, ou, comme on le nommait d'abord, de recours pour abus. Elle s'étendit directement à tous les abus de l'épiscopat, et indirectement aux décrets mêmes du Saint-Siége; car, sans les abroger ou les frapper de nullité, on en défendait seulement, dans l'intérieur du royaume, la publication et l'exécution. Cette institution s'est maintenue dans le droit public. ecclésiastique de nos jours; elle a reçu des applications sous les derniers règnes que nous avons traversés, et même sous le règne actuel. Elle laissa subsister les officialités, mais les droits exercés par ces tribunaux étaient regardés comme une concession des rois, étrangers à la juridiction spirituelle des évêques, et essentiellement révocables.

La pragmatique de saint Louis, obscurcie et méconnue par les doctrines de la cour de Rome, fut rajeunie au commencement du XVe siècle par celle de Charles VII, et enrichie d'un principe nouveau la supériorité du concile universel sur le pape, c'est-à-dire la supériorité, dans l'ordre ecclésiastique, du gouvernement représentatif sur les prétentions du despotisme. A ce principe, proclamé, en 1414, par le concile de Constance, venaient s'ajouter, en 1421, les tentatives de réforme du concile de Bâle qui, en embrassant toute l'Eglise, en corrigeant sa discipline et ses mœurs, devaient s'étendre jusqu'au souverain pontife. Le moment était favorable pour la résurrection et l'agrandissement des libertés de l'Eglise gallicane. Un concile national, réuni à Bourges en 1438, s'empressa, d'accord avec le parlement et avec le conseil du roi, d'adopter le principe du concile de Constance, et de ratifier tous les décrets du concile de Bâle, qui favorisaient l'autorité royale, l'indépendance souveraine des nations et la liberté intérieure des Eglises. Ces décrets, promulgués sous forme d'ordonnance royale, complétés par les dispositions essentielles de l'édit de saint Louis, constituent la pragmatique sanction de Charles VII. Elle alla au delà de tout ce qui avait été fait jusqu'alors. Non contente d'abolir la juridiction pontificale pour toutes les matières civiles, elle interdit les appels au pape, même pour cause ecclésiastique.

Un tel acte, comme on devait s'y attendre, ne fut pas accueilli sans protestation. Le pape Pie II, dans une décrétale qu'il publia à ce sujet, le qualifie d'exécrable et d'inouï, execrabilis et inauditus. Louis XI, aussi hostile à la liberté que le souverain pontife, en fait disparaître, par lettres patentes, dès la première année de son règne, le principe électif. Quelques années plus tard, en 1467, l'œuvre de Charles VII est supprimée complétement, malgré l'opposition du parlement et de l'université. En vain le tiers état, aux états généraux de Tours, en 1484, en demande-t-il le rétablissement, son vœu n'est exaucé que quatorze ans plus tard, par Louis XII. Enfin, elle disparaît de nouveau, remplacée par le concordat de François Ier avec Léon X, en 1516.

En vain les jurisconsultes gallicans ont-ils prétendu que la pragmatique de Charles VII n'était pas supprimée, mais seulement modifiée par le concordat de 1516, et qu'elle restait en vigueur par tous les articles qui n'étaient pas formellement abrogés; les modifications de François Ier sont de telle nature, qu'elles introduisent entre l'Etat et l'Eglise des droits tout à fait nouveaux, également périlleux pour l'Etat et pour l'Eglise, et favorables seulement à la toute-puissance royale et aux finances du Saint-Siége. Elles se résument, en effet, dans ces trois dispositions principales : l'abolition

des élections, le rétablissement des annates ou perception, par la cour de Rome, des revenus de toute charge et toute dignité ecciésiastique pendant la première année de l'avénement d'un nouveau titulaire; enfin, rétablissement des appellations au pape.

Aux élections fut substituée la nomination des évêques par le roi, sauf l'institution canonique du Saint-Siége. Les annates furent rétablies, non pour tous les bénéfices, mais pour les plus grands, et la France se déclara de nouveau tributaire de la cour de Rome. Les appellations au pape furent permises et devaient être jugées en cour de Rome pour causes majeures déterminées par le droit; mais, pour les autres matières, le pape ne pouvait nommer que des délégués, qui devaient juger dans l'intérieur du royaume. Ainsi, le roi nommait aux dignités de l'Eglise, le pape prélevait des impôts dans le royaume de France. Chacune des deux puissances dispose en faveur de l'autre des choses qui ne lui appartiennent pas suivant le droit public du royaume. C'est l'argument que fit valoir, devant le parlement de Paris, l'avocat général Lelièvre en s'opposant à l'enregistrement du parlement. Le parlement, soutenu par la résistance de l'université de Paris, et adoptant les conclusions de son avocat général, refusa l'enregistrement, qui n'eut lieu que par injonction supérieure et réitérée plusieurs fois : Ex ordinatione et de præcepto domini nostri regis, reiteratis vicibus facto.

Sur les vives réclamations des états généraux d'Orléans, qui demandaient la restauration de la pragmatique de Charles VII, une ordonnance royale, intervenue en 1560, rétablit les élections et abolit les annates. Mais la nomination des évêques par le roi fut maintenue en pratique, et les annates seules disparurent, avec les appels en cour de Rome. Le concordat de François Ier avec Léon X, où les droits de l'Etat, envisagés d'un certain point de vue, semblaient sacrifiés à ceux de l'Eglise, tourna donc définitivement à l'avantage de l'Etat.

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Toutes les libertés aujourd'hui reconnues par les lois des peuples civilisés et entrées dans les mœurs consacrées par la conscience publique, ont été achetées par de longs et douloureux sacrifices; mais aucune n'a coûté autant de larmes et de sang, aucune n'a été disputée avec plus d'acharnement et fondée avec plus de lenteur que la liberté religieuse. C'est justice, car la liberté religieuse renferme et suppose toutes les autres; elle représente le degré le plus élevé de

la dignité humaine, et si elle avait été d'une conquête plus facile, elle serait probablement moins précieuse à nos yeux. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre économique, la valeur que nous attachons aux choses est proportionnée à ce qu'elles nous coûtent.

Nous avons vu que le concordat de François Ier, modifié et en partie abrogé par l'ordonnance royale de 1560, a introduit, dans les rapports de l'Etat avec l'Eglise, un changement assez considérable pour mériter le nom de révolution. Les actes précédents des rois de France, la pragmatique sanction de saint Louis, l'édit de Philippe de Valois ou l'établissement de l'appel, comme d'abus, et même la pragmatique de Charles VII, sauf l'abolition de l'appel au pape, avaient pour unique but de faire à l'Etat une certaine place au milieu de l'Eglise, de l'empêcher d'être absorbé par elle, d'être dépouillé par elle de ses plus légitimes attributions, de le dispenser de payer tribut à la cour de Rome, enfin de lui chercher un refuge contre ses envahissements dans les vieilles libertés de l'Eglise elle-même, et notamment dans la liberté des élections ecclésiastiques et l'affranchissement des bénéfices de l'autorité pontificale. Mais François Ier fait un pas de plus. Il veut mettre son pouvoir à l'abri non-seulement de la papauté, mais du clergé, mais de l'Eglise, mais de l'Eglise gallicane, de l'Eglise nationale. Cette position, il l'obtient en se réservant à lui-même la nomination des évêques, tandis qu'il ne laisse au pape que l'investiture spirituelle. Dès ce moment, l'Eglise, sans courir aucun risque dans son enseignement et dans sa discipline, cesse d'être un obstacle invincible pour les projets de l'Etat, ou, pour mieux dire, cesse d'être un Etat dans l'Etat. Les dignitaires de l'Eglise tenant leurs fonctions du roi aussi bien que du souverainpontife, sont choisis en raison de leur attachement au roi et à la France. La puissance royale, tout en restant catholique, est désormais affranchie de la domination cléricale.

Il est permis de croire que cette résolution n'a pas été moins avantageuse au catholicisme qu'à la royauté. Voyez, en effet, ce qui est arrivé en Angleterre et en Allemagne. Dans ces deux contrées de l'Europe où l'autorité pontificale, où la suprématie de l'Eglise jusqu'au commencement du XVI siècle était demeurée tout entière, et n'avait jamais connu ni limite ni frein, les princes ne purent conquérir leur indépendance qu'en se plaçant en dehors de la catholicité et en se proclamant les chefs d'une Eglise, ou plutôt de plusieurs Eglises nouvelles, en constituant, non pas comme en France, des Eglises nationales, et cependant toujours unies, malgré leurs libertés particulières, au chef spirituel et à la catholicité, mais des religions nationales, comme celles de la société païenne. Il arriva ici ce qui est arrivé si souvent dans l'ordre politique: pour n'avoir pas su faire

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