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N'hésitons pas à le dire contre tous les scepticismes, et contre ceux qui s'ignorent, et contre ceux qui se connaissent et s'avouent hautement : l'esprit de l'homme atteint le nécessaire; et sans le nécessaire, il n'y aurait point de démonstration. Il l'atteint dans les mathématiques d'abord, personne ne le nie. Qu'on demande au mathématicien, si ce sont des vérités contingentes que les théorèmes de la géométrie, ou les formules du calcul analytique. Dans les mathématiques, tout est démontré parce que tout est nécessaire. Dans un domaine qui paraît bien éloigné de celui-là, il en est encore tout à fait de même. La morale n'a-t-elle pas, elle aussi, comme les mathématiques, des vérités nécessaires que la conscience de l'homme lui révèle, bien que son faible cœur sache si rarement les suivre? Et la loi du devoir, quand elle lui parle, est-elle moins nécessaire que les théorèmes de géométrie les plus évidents? Mais enfin il suffirait que l'homme atteignît le nécessaire dans une seule science, pour que la mission de la logique fût de rechercher à quelles conditions il y parvient, et quelle est la forme sous laquelle le nécessaire lui apparaît, indépendamment de tout objet auquel il s'applique. Si l'on bannit de la logique pure la démonstration, parce qu'elle s'occupe du néces

saire d'une manière tout abstraite et toute géné. rale, on ne voit guère comment il est possible de laisser à cette logique, même la théorie du syllogisme ordinaire. Le syllogisme pur, tel qu'on semble l'entendre, est une véritable chimère. Sans doute, il est absolument indifférent à la vérité comme à l'erreur; mais l'esprit humain l'est si peu à ce grand intérêt, que jusque dans le syllogisme, aussi dégagé de toute réalité que l'abstraction la plus haute peut le faire, il recherche encore précisément la même chose que dans la démonstration. Si les lois du syllogisme n'étaient pas nécessaires, si les prémisses posées, la conclusion n'en sortait pas avec un caractère de nécessité, l'esprit humain, soyons-en sûrs, s'en occuperait fort peu. Ce ne serait là qu'une sorte de curiosité tout à fait indigne de lui. Et c'est précisément parce que les lois du syllogisme sont nécessaires, que la philosophie sut y consacrer cette longue et pénible investigation, qui n'est pas près de cesser. Si c'est le nécessaire que poursuit l'intelligence dans les règles même du syllogisme, pourquoi lui serait-il interdit de pousser jusqu'au bout, et de rechercher dans une suprême théorie les conditions de ce nécessaire, qu'elle ne retrouve pas seulement dans le monde extérieur, mais qu'elle découvre en elle-même et dans ses

profondeurs les plus retirées? Il faut donc bannir le syllogisme ordinaire de la logique pure, en d'autres termes, la détruire, si l'on prétend lui arracher aussi la démonstration. Ou, pour mieux faire, il faut lui laisser la démonstration, tout comme on lui laisse le syllogisme. Aristote n'a pas eu tort de comprendre la démonstration dans la logique : les Derniers Analytiques ne sont point une longue méprise. Ils sont venus donner aux mathématiques, à toutes les sciences rationnelles, l'explication de leur procédé général et infaillible; et la théorie a été si bien faite, qu'elle est encore aujourd'hui pour nous, non pas seulement une théorie exacte, mais la théorie unique. Personne depuis deux mille ans, et même en s'appuyant des admirables progrès qu'ont faits les sciences rationnelles depuis deux siècles, n'a tenté de la refaire. C'est que la doctrine du nécessaire avait revêtu elle-même, et du premier coup, ce caractère d'inflexible rigueur qui la fait participer à l'immutabilité même de son objet. Laissons donc cette gloire tout entière au seul Aristote, puisque personne n'a pu la lui disputer.

Le syllogisme ne lui appartient pas moins; et l'on ne peut que répéter avec Leibnitz: « L'in<< vention de la forme des syllogismes est une des << plus belles de l'esprit humain, et même des

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plus considérables. » En quoi consiste donc cette admirable invention? en ceci qu'Aristote le premier a constaté, que le raisonnement n'était possible qu'à cette seule condition de partir d'un principe pour arriver, avec l'aide d'un moyen terme, à une conclusion sortant nécessairement de ce principe. C'est là le germe fécond de toute cette vaste doctrine qu'avaient ébauchée Socrate et Platon par la théorie de l'universel et celle des Idées. C'est là la formule puissante qui se dissimule dans le langage habituel, et qui seule pourtant lui donne, toute cachée qu'elle est, force et persuasion. Mais ce langage s'explique par des propositions; ces propositions sont de nature et de formes diverses. En se réunissant au nombre de trois et pas plus, pour former le syllogisme, elles auront à soutenir entre elles des rapports, soumis à cette nécessité générale de conclure régulièrement, mais variables avec la forme et la nature des propositions même. Les unes affirment, les autres nient; les unes concernent l'objet tout entier qu'elles expriment, les autres ne concernent qu'une partie de cet objet. Quels changements pourra subir le syllogisme, sans que soit brisée la chaîne continue qu'il doit toujours présenter du principe à la conclusion? Toutes les propositions sous toutes les formes peuvent-elles

conclure? Ou bien n'existe-t-il qu'un nombre limité de formes concluantes? Aristote, d'après l'observation la plus scrupuleuse, et par une analyse achevée, a trouvé que le nombre de ces formes s'élevait à quatorze ; et ces quatorze modes de raisonnements syllogistiques, les seuls qu'emploie et que puisse employer la pensée quand elle est régulière, il les a divisés en trois figures, qu'il a classées suivant l'ordre de leur importance, c'est-à-dire, de leur clarté, par la position du terme moyen. Voilà le cercle infranchissable du raisonnement; voilà les limites que Dieu lui impose; voilà le code auquel il est soumis, et qu'il observe à son insu. Ce n'est pas Aristote qui l'a fait, c'est lui seulement qui a eu la sagacité de le découvrir. « Si le syllogisme est né<«< cessaire, fait dire Leibnitz, d'après Locke, à <«< l'un des interlocuteurs de ses Nouveaux Essais, << personne ne connaissait quoi que ce soit par <<< raison avant son invention, et il faudrait croire « que Dieu ayant fait de l'homme une créature << à deux jambes, a laissé à Aristote le soin d'en « faire un animal raisonnable, je yeux dire ce << petit nombre d'hommes qu'il pourrait engager << à examiner les fondements du syllogisme. » Non, sans doute, peut-on répondre à Locke, ce n'est pas Aristote qui a fait l'homme raisonnable;

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