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peut défier le scepticisme. La perfection du criterium se mesure à leur réunión plus ou moins complète. Je vais expliquer ma pensée.

La plupart des hommes objectivent leurs sensations jusqu'à les transporter au monde extérieur; c'est ainsi que l'on attribue la couleur aux objets et qu'on la considère, non comme une sensation, mais comme une qualité inhérente à l'objet. En est-il ainsi dans la réalité? Non; l'objet externe contient la cause de la sensation, la disposition propre à produire, au moyen de la lumière, l'impression que nous nommons couleur, voilà tout. Ainsi le sens commun nous trompe, puisque l'analyse philosophique vient le convaincre d'erreur.

Mais ce sens commun présente-t-il toutes les conditions que nous avons signalées? Il ne peut supporter l'examen de la raison, nous venons de le voir; la réflexion y découvre une illusion gracieuse, mais enfin une illusion. Il n'est pas irrésistible; l'assentiment disparaît dès que nous reconnaissons l'erreur. Il n'est pas universel, puisque les philosophes ne s'y rangent pas. Il n'est indispensable à aucune loi de la vie ; donc il ne contient aucune des conditions voulues. Ces observations sur le sens de la vision se peuvent appliquer à tous les autres. Quelle est donc la valeur du sens commun en tant qu'il nous porte à subjectiver la sensation? La voici.

Il est nécessaire aux besoins de la vie que des objets extérieurs correspondent aux sensations et que nous en soyons assurés. Sur ce point l'assentiment est universel, irrésistible. La réflexion ne peut rien contre cette inclination naturelle. Admettons que les sophismes ébranlent la croyance, ils ne sauraient la détruire. Les adeptes les plus convaincus de Berkeley pourront soutenir que nous ne sommes pas certains de l'existence des corps, ils ne pourront jamais prouver que les corps n'existent point.

Ici l'inclination naturelle réunit tous les caractères qui la peuvent élever au rang de criterium infaillible; elle est irrésistible, universelle; elle répond à une grande nécessité de la vie et soutient l'examen de la raison.

En effet, il n'est pas nécessaire que les qualités, objet direct de la sensation, existent dans les corps mêmes, pourvu qu'il y existe une certaine chose produisant en nous, de quelque manière que ce soit, l'impression correspondante. Admettons l'une ou l'autre hypothèse, rien n'est changé dans les usages de la vie. L'analyse philosophique viendrait-elle à se généraliser, les rapports de l'homme avec le monde sensible resteraient ce qu'ils sont. Peut-être la nature serait-elle un peu désenchantée, car le monde dépouillé des sensations perd une grande partie de sa beauté; mais l'enchantement persiste pour le grand nombre; que dis-je, il persiste pour le philosophe, sauf les instants rapides qu'il donne à la réflexion; et même alors le penseur éprouve un enchantement d'un autre ordre, en songeant que ces beautés que l'on attribue aux objets, l'homme les porte en lui; qu'il suffit des facultés harmoniques d'un être sensible pour revètir la nature de magnificence et de splendeur (1).

CHAPITRE XXXIII.

ERREUR DE LAMENNAIS SUR LE SENS COMMUN.

331. La foi instinctive au témoignage des hommes, dont nous venons de parler, est un fait d'expérience; nul ne la conteste. Cette foi, réglée par la raison, constitue un criterium de vérité. Si elle ne met pas à l'abri de l'erreur, il faut en accuser la faiblesse humaine et se souvenir des nombreux avantages qu'elle procure.

Un écrivain célèbre s'est efforcé de renfermer tous les criterium dans le criterium d'autorité, affirmant avec résolution que le «< consentement commun, sensus communis, est pour nous le sceau de la vérité, et qu'il n'en est point d'autre.» (Lamennais,

(1) Voyez la note XXVIII à la fin du volume.

Essai sur l'Indifférence en matière de religion, tom. 2, chap. 15.) Ce système étrange, dans lequel se trouvent confondus deux mots aussi distincts que sensus et consensus, l'écrivain breton l'expose et le soutient avec une exagération pleine d'éloquence ; mais l'éloquence n'est pas toujours la vérité. La chute déplorable de cet esprit brillant a donné le dernier mot de la doctrine. L'auteur avait ouvert un abime dans lequel il précipitait toute vérité; il y est tombé lui-même. En appeler au témoignage pour toutes choses, dépouiller l'individu de tout criterium, c'était détruire tous les criterium, y compris celui que le philosophe voulait établir.

On éprouve un étonnement douloureux devant ce système. Que de beautés prodiguées à répéter les vulgarités du scepticisme, pour aboutir au moins philosophique de tous les paradoxes!

Selon Lamennais, le consentement commun est le criterium unique. Un coup d'œil jeté rapidement sur les autres criterium suffira pour nous convaincre de l'impuissance de ce dernier à les produire.

532. Et d'abord, le témoignage de la conscience ne se peut appuyer en aucune façon sur l'autorité d'autrui. Formé par une série de faits intimement présents à notre esprit, sans qu'il nous soit possible de concevoir en dehors de ces faits et de leur intervention la pensée elle-même, il est clair que ce témoignage doit préexister à l'application de tout criterium, car il faut penser pour connaitre la vérité.

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Est-il rien de plus faible, sous le rapport scientifique, que cette réfutation du système de Descartes :

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Lorsque Descartes, pour sortir de son doute méthodique, établit cette proposition, je pense, donc je suis, il franchit un >> abîme immense et pose, au milieu des airs, la première > pierre de l'édifice qu'il entreprend d'élever; car, à la rigueur, »> nous ne pouvons pas dire je pense, nous ne pouvons pas dire »je suis, nous ne pouvons pas dire donc ou rien affirmer par >> voie de conséquence. » (Ibid.)

L'auteur du Discours sur la Méthode méritait, il faut en

convenir, un examen plus approfondi. Prétendre que l'on n peut dire donc, c'est répéter l'argument usé des écoles; affirme que nous ne pouvons dire, je pense, c'est aller contre un fai de conscience que les sceptiques eux-mêmes n'ont point mé connu. J'ai exposé en son lieu, avec l'étendue convenable quel est, ou, du moins, dans quel sens on doit entendre le principe de Descartes.

Si nous ne pouvons dire je pense, nous pourrons bien moins encore affirmer que les autres pensent; et comme, dans un système où le consentement commun est le seul criterium, nous avons un indispensable besoin de la pensée d'autrui, il suit que la pierre fondamentale du système de Lamennais est encore moins solide que si elle portait sur un fait de conscience.

553. Un criterium, surtout s'il a la prétention d'être unique, doit réunir deux conditions: 1° n'en point supposer d'autre ; 2° s'appliquer à toutes les circonstances. Or ces caractères manquent au consentement commun. Le témoignage de la conscience préexiste à ce criterium, comme aussi le témoignage des sens, car nous ne pouvons connaître l'assentiment d'autrui qu'au moyen ou par le témoignage de l'ouïe ou de la vue.

334. Et d'ailleurs, quelles difficultés encore, quelle impossibilité dans l'application ! Pourrait-on nous dire jusqu'à quel point le consentement doit être unanime? Si le mot commun comprend le genre humain tout entier, comment recueillir les opinions? Si le consentement n'a pas besoin d'être unanime, dans quelle proportion la contradiction ou le non consentement altèreront-ils la légitimité du criterium?

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535. Lamennais a pris l'effet pour la cause et vice versa. « Il existe des vérités sur lesquelles tout le monde est d'accord; donc le consentement de tous est pour chacun l'unique garant de certitude. » L'erreur est là dans son entier. Si le philosophe français cut approfondi son sujet, il ne l'eût point commise. La sécurité de l'individu ne tient point à l'assentiment général ; mais l'assentiment est général parce que chaque individu est forcé de le donner. Dans ce vote universel de l'espèce humaine, chacun obéit à une impulsion de la nature; et comme tous

reçoivent la même impulsion, tous votent de la même manière. Lamennais a dit : chacun vote d'une même manière, parce que tous votent ainsi, ne remarquant point que, de la sorte, le vote ne pourrait ni commencer ni finir. Cette comparaison n'est pas un à-propos satirique, c'est un argument rigoureux auquel on ne peut répondre. Il suffirait seul à montrer le peu de fondement et les contradictions de ce système.

336. L'auteur en appelle au témoignage de la conscience pour prouver que ce criterium est unique; il me semble que ce témoignage enseigne le contraire. A-t-on jamais attendu le témoignage d'autrui pour s'assurer de l'existence des corps? Les animaux eux-mêmes objectivent les sensations, à leur manière, en vertu d'un instinct naturel. Si nous n'avions, pour croire au témoignage des hommes, d'autre criterium que le consentement commun, nous ne pourrions croire à autrui, par cette raison toute simple, qu'il nous est impossible de nous assurer de ce que les autres disent ou croient, si nous n'avons commencé par croire en quelqu'un. L'enfant, avant de croire à la parole de sa mère, en appelle-t-il au témoignage d'autrui? Non; il cède à l'instinct naturel qu'il a reçu de la bonté du Créateur. Il ne croit point parce que tous croient, tous croient parce que chacun croit. La foi individuelle ne relève pas de la Foi générale; mais la croyance générale se forme de l'ensemble des croyances individuelles; cette foi n'est point naturelle parce qu'elle est générale; elle est universelle parce qu'elle est mposée par la nature.

337. Voici l'argument principal de Lamennais : Dans ceraines circonstances nous en appelons, pour nous assurer de la vérité des autres criterium, au consentement commun. La olie n'est autre chose que l'opposition de la raison à ce consenement. On avertit un homme que sa vue le trompe, qu'il voit nal un objet; d'instinct, il interroge, il s'enquiert autour de ui si l'on voit de la même manière; que si les témoignages ont unanimes et sérieux, s'il ne peut parvenir, à l'aide des noyens que la nature lui fournit, à corriger son erreur, il emplace, par le témoignage d'autrui, le témoignage de sa vue uquel il n'a plus confiance.

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