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essences, il arrive qu'on ne sait plus ce que les choses sont. Quelques modernes ont avancé qu'on peut faire des odes, des poëmes épiques et des tragédies en prose. Mais la gloire d'un pareil paradoxe ne pouvoit appartenir ni à un Corneille, ni à un Racine, ni à un Voltaire. Il a échappé aux Grecs qui étoient faits pour épuiser toutes les opi- nions, jusqu'aux plus étranges (1); et s'il a été soutenu de nos jours, c'est que plus on considère la poésie dans les variations qu'elle éprouve, plus il est difficile de s'arrêter à une même idée. La versification est nécessaire à l'ode et à l'épopée, parce que le ton de ces poëmes ne rentre dans le naturel qu'autant qu'on est continuellement averti que ce sont des ouvrages de l'art; on n'y trouveroit plus la sorte de naturel qu'on y cherche, si la versification en étoit bannie. Le Télémaque, qu'on donne pour un poëme écrit en prose, est une nouvelle

(1) Les Grecs ont eu un préjugé bien différent, car il a été un temps où ils n'imaginoient pas qu'on pût écrire l'histoire, ni haranguer le peuple, autrement qu'en vers.

preuve que les genres tendent à se confondre. On pourroit le regarder comme une espèce particulière qui tient de l'épopée et du roman.

tels

La tragédie ne représente pas les hommes

que nous les voyons dans la société ; elle peint un naturel d'un ordre différent, un naturel plus étudié, plus mesuré, plus égal. Le méchanisme du vers est donc nécessaire pour mettre de l'accord entre les personnages qu'elle introduit et les discours qu'elle leur prête; elle plaira plus, étant versifiée médiocrement, qu'étant bien écrite en prose.

Il y a des comédiens qui, en récitant la tragédie, s'appliquent à rompre la mesure des vers, jugeant que le naturel, dans la bouche d'un personnage tragique, doit être le même que dans la leur. Mais les mêmes raisons qui demandent qu'elle ne soit pas écrite en prose, demandent au si qu'on la déclame de manière à laisser appercevoir qu'on récite des vers. D'ailleurs, comme il n'est pas possible de rompre toujours la mesure, il en résulte que le comédien pa

roît parler tantôt en vers, tantôt en prose,

Conclusion.

et cette bigarrure ne peut pas le faire paroître plus naturel.

Dans la comédie, les objets, plus ou moins rapprochés, paroissent s'écarter des spectateurs avec des directions contraires, suivant les mœurs des personnages qu'elle introduit sur la scène. Quelquefois elle s'élève jusqu'au tragique, d'autres fois elle descend jusqu'au burlesque; d'ordinaire elle se tient entre ces deux extrêmes. Le ton qu'elle affiche décidera s'il est à propos de la versifier. On peut, par exemple, l'écrire en prose, on le doit même, lorsqu'elle peint la vie privée, sans rien exagérer, ou du moins en n'exagérant qu'autant qu'il est nécessaire pour faire ressortir toutes les parties des tableaux qu'elle met sous les yeux.

En général, il suffit d'observer qu'il y a dans la poésie, comme dans la prose, autant de naturels que de genres; qu'on n'écrit pas du même style une ode, un poëme épique, une tragédie, une comédie, et que cependant tous ces poëmes doivent être écrits naturellement. Le ton est déterminé par le sujet qu'on traite, par le dessein

qu'on se propose, par le genre qu'on choisit, par le caractère des nations et par le génie des écrivains qui sont faits pour devenir nos modèles.

le na

Il me paroît donc démontré que turel propre à la poésie et à chaque espèce de poëme, est un naturel de convention qui varie trop pour pouvoir être défini, et que, par conséquent, il faudroit l'analyser dans tous les cas possibles, si on vouloit l'expliquer dans toutes les formes qu'il prend; mais on le sent, et c'est assez.

CHAPITRE V I.

Conclusion.

Nous avons vu la liaison des idées pré

sider à la construction des phrases, au choix des expressions, au tissu du discours, à l'étendue et à la forme de tout un ouvrage. Elle en marque le commencement, le milieu, la fin; elle le dessine en entier. Chaque phrase est un tout qui fait partie d'un article; chaque article est un tout qui fait partie d'un chapitre, et la méthode est pour tout un ouvrage la même que pour ses moindres parties. Cette règle est simple, elle tient lieu de toutes les autres, elle n'a point d'exceptions, et elle est telle que tout esprit juste en contractera l'habitude; mais, il faut l'avouer, elle est inutile aux autres.

Tel est l'avantage d'un précepte puisé dans la nature même des idées. Ce n'est pas imposer à l'esprit de nouvelles lois, c'est lui apprendre à obéir toujours à une loi à laquelle il obéit souvent et sans se faire

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