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dans laquelle on veut s'énoncer: c'est alors que l'on perd son temps à chercher, à peser, à mesurer chaque mot; c'est alors que ces recherches inquiètes ralentissent nécessairement l'activité de l'esprit, et en amortissent le feu; il n'est pas possible que l'ouvrage ne se ressente de l'embarras et de la contrainte de la composition.

Il faut donc se préparer à parler par une étude sérieuse et profonde de la langue: les choses alors se présenteront à l'esprit avec les mots convenables; et l'auteur, uniquement occupé du but qu'il se propose, y dirigera son élocution avec un succès d'autant plus grand, qu'il aura acquis plus de facilité dans sa langue, et qu'il la placera avec plus de justesse. Quintil. Inst. orat. VIII. Proœmio.)

Cette justesse, devenue plus nécessaire que jamais, depuis que l'esprit philosophique a fait plus de progrès, dépend sur-tout de la connoissance exacte de toutes les idées comprises dans la signification de chaque mot. Il y a dans chacun une complexité d'idée, qui est la source de tous les mal-entendus dans les arts, dans les sciences, dans les affaires, dans les traités politiques et civils; c'est l'obstacle le plus grand dans la recherche de la vérité, et l'instrument le plus dangereux dans les mains de la mauvaise foi. Ainsi il est de la plus grande conséquence d'apprendre à discerner les différentes idées partielles qui peuvent entrer dans la signification d'un même mot et d'y distinguer sur-tout l'idée principale et les idées accessoires.

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Lorsque plusieurs mots de la même espèce représentent une même idée objective, variée, seulement de l'un à l'autre par des nuances différentes, qui naissent de la diversité des idées ajoutées de part et d'autre à la première, celle qui est commune à tous ces mots, c'est l'idée prin

cipale ; celles qui y sont ajoutées, et qui en différencient les signes représentatifs, sont les idées accessoires. Par exemple, les adjectifs INDOLENT, NONCHALANT, PARESSEUX, NEGLIGENT, expriment tous quatre un défaut contraire à l'expédition et au succès du travail; c'est l'idée com mune et principale; mais on est indolent, par défaut de sensibilité; nonchalant, par défaut d'ardeur; paresseux, par défaut d'action; négligent, par défaut de soin: ce sont les idées accessoires et différentielles. (Voyez Tome I, Art. 277.) De même l'idée principale et commune aux trois noms CONFRÈRE, Collégue, Associé, est celle d'union les idées accessoires qui les différencient se tirent des motifs de cette union: la religion ou la politique unit les confrères, le besoin de la concurrence unit les collégues, l'intérêt unit les associés. (Voyez Tome II, Art. 46.)

C'est sur cette distinction que porte la différence des mots honnêtes et déshonnêtes, que les cyniques traitoient de chimérique ; et c'étoit pour avoir négligé de démêler dans les termes les différentes idées accessoires que l'usage peut y mettre, que ces philosophes avoient adopté le système impudent de l'indifférence des termes, qui les avoient ensuite menés au système plus impudent encore de l'indifférence des actions par rapport à l'hon

nêteté.

Quand on ne considère dans les mots de même espèce, qui désignent une même idée principale, que cette idée principale et commune, ils sont Synonymes, parce que ce sont différents signes de la même idée; mais ils cessent de l'être, quand on fait attention aux idées accessoires qui les différencient; et il n'y a, dans aucune langue, aucun mot qui soit si parfaitement synonyme d'un autre, qu'il n'en diffère absolument par aucune idée accessoire, et qu'on puisse les prendre

indistinctement l'un pour l'autre en toute occasion. «S'il y avoit des synonymes parfaits, dit » M. du Marsais, il y auroit deux langues dans > une même langue. Quand on a trouvé le signe » exact d'une idée, on n'en cherche pas un autre. » (Trop. III, xij, pag. 3o8. ) Il semble en effet que l'usage de tous les idiomes, tout indélibéré qu'il paroît être, ne perd jamais de vue cette maxime d'économie : jamais il ne légitime un mot synonyme d'un autre sans proscrire l'ancien, si la synonymie est entière ; et c'est ainsi que plusieurs, dans notre langue, a pris la place de maints si l'usage laisse subsister ensemble deux synonymes, ce n'est qu'autant qu'ils sont réellement différenciés par quelques idées accessoires, qui modifient diversement la principale.

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» Cette variété de mots, dit M. le Président » des Brosses, met dans les langues beaucoup » d'embarras et de richesses. Elle est très-incommode pour le vulgaire et pour les philosophes, >> qui n'ont d'autre but en parlant, que de s'expli > quer clairement. Elle aide infiniment au poëte > et à l'orateur, en donnant une grande abon» dance à la partie matérielle de leur style : c'est » le superflu qui fournit au luxe, et qui est à > charge dans le cours de la vie à ceux qui se > contentent de la simplicité. (Méch. des lang. » Tome II, ch. ix. §. 161.

Il me semble que cette observation du savant magistrat ne peut s'appliquer sans restriction, qu'à des synonymes parfaits et d'une signification identique; ce seroient les seuls qui pussent donner l'abondance à la partie purement matérielle du style, les seuls qui pussent fournir au luxe un vain superflu. Mais si l'on suppose les synonymes différenciés par divers points de vue, il est bien convenable de conclure que l'abondance en est pour les philosophes une ressource admirable,

puisqu'e 'elle leur donne le moyen de mettre dans leurs discours toute la précision et la netteté qu'exige la justesse la plus métaphysique : elle aide également au poëte et à l'orateur, en leur administrant les moyens d'affoiblir ou de fortifier à leur gré les traits de leur pinceau. Mais j'avoue que le choix peut quelquefois denner de l'embarras aux uns et aux autres, aussi bien qu'au vulgaire ; parce que rien n'est plus aisé que de se méprendre sur des différences toujours trèsdélicates et souvent assez peu sensibles.

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Les bons écrivains dans toutes les langues ont bien connu le prix de ces distinctions fines; et l'idée d'observer les différences des synonymes est fort ancienne. Sans remonter chez les Grecs où l'on en trouveroit des preuves abondantes Cicéron établit en termes très-clairs le principe fondamental de cette doctrine. « Quelque ap» prochante que soit, dit-il, la signification des » mots, on a pourtant établi entr'eux des diffé>> rences proportionnées à celles des choses qu'ils >> expriment. » (Topic. viij. 34.) Il n'a pas seulement posé le principe: il l'a prouvé par des développements, justifié par des exemples, et mis en pratique avec autant de succès que d'intelligence par-tout où la justesse et le goût ont paru l'exiger. Asconius et l'ancien Scoliaste ont fait sur les synonymes employés en concurrence par l'Orateur romain, quantité d'observations trèsfines, très-précises et très-justes. (Tuscul. II. xv. IV. vij, viij et ix.

Varron (de ling. lat. V. sub. fin.) a également connu et montré la nécessité de choisir avec intelligence entre les mots qui paroissent avoir une signification semblable.

Quintilien avoit trop de goût pour ne pas saisir cette idée lumineuse. « On se sert ordinairement » de plusieurs noms, dit-il, pour exprimer la

» même chose: cependant si l'on examine tous » ces noms les uns après les autres, on trouvera >> qu'ils ont chacun leur signification particulière. >> Et il apprécie dans cet endroit-là même plusieurs synonymes, dont l'idée principale est celle de plaisanterie. (Instit. orat. VI. 3.)

Sénèque le philosophe a assigné avec beaucoup de précision les différences de quantité de synonymes; et l'on sent très-bien la philosophie l'a éclairé sur ces nuances délicates.

que

On feroit peut-être un volume fort utile, quoique mince et de pure compilation, si on extrayoit des auteurs que je viens de citer tout ce qui peut avoir trait aux différences des synonymes, que l'on y joignit ce que l'on pourroit tirer des ouvrages de Festus et de Nonius Marsellus, et que l'on s'aidât des commentaires de Donat et de Servius, des observations de saint Isidore de Séville, et des remarques sur la langue latine du jésuite Vavasseur, de Scioppius, de Henri Estienne, etc. Un pareil livre avertiroit les jeunes étudiants qu'il y a dans les auteurs latins une infinité de vues fines et délicates, dont l'ignorance doit rendre les latinistes modernes fort suspects, et leurs admirateurs bien circonspects.

Mais si les anciens avoient pris eux-mêmes le soin de jeter sur toute leur langue ce coup d'œil philosophique qui apprécie avec justesse l'énergie de chaque terme, nous verrions entre ces mots, dit M. d'Alembert, (Encycl. Tome V. page 85.) une infinité de nuances qui nous échappent dans une langue morte, et qui doivent nous faire sentir combien le premier des humanistes modernes est éloigné de savoir le latin.

Les chefs-d'œuvres immortels des anciens sont parvenus jusqu'à nous nous les entendons jusqu'à certain point, nous les admirons même ; mais combien de beautés réelles y sont entière

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