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ment perdues pour nous , parce que nous ne démêlons pas toutes les nuances fines qui caractérisent le choix qu'ils ont fait et dû faire des mots de leur langue! combien par conséquent ne perdons-nous pas de sentiments agréables et délicieux, de plaisirs réels! combien de moyens d'apprécier ces auteurs, et de leur payer le juste tribut de notre admiration!

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S'ils pouvoient revivre, et aujourd'hui devenir juges de nos compositions, de quel œil verroientils ces prétendues interprétations latines que l'on a jointes à leurs textes pendant le règne dernier, sous prétexte d'en faciliter l'étude au Dauphin, et dans lesquelles on a affecté d'éviter les mots et les tours qu'ils avoient employés ? Est-il possible qu'aucun de ceux qui s'en sont occupés n'ait vu que ce travail étoit plus propre à gâter le goût qu'à l'éclairer, et n'étoit bon qu'à rendre insensible sur la propriété et l'énergie des termes, et sur les finesses de la langue? Dans sa jeunesse Cicéron faisoit, pour s'exercer, quelque chose de semblable: il lisoit avec attention ou une tirade de beaux vers, ou quelque pièce d'éloquence, dans la vue de retenir le fonds des choses, et de le rendre ensuite en d'autres termes, les meilleurs toutefois qu'il lui étoit possible. « Mais je m'aperçus ensuite, dit-il, (Orat. I. » xxxiv. 154.) que cet exercice étoit vicieux, » parce que l'auteur que je prenois pour modèle » avoit employé les termes les plus propres à son » but, les plus brillants, les meilleurs: de sorte » que si j'usois des mêmes termes, c'étoit peine » perdue et si j'en choisissois d'autres, c'étoit > un travail nuisible, qui m'accoutumoit à user > de termes impropres. >

La Bruyère, qui connoissoit les finesses et les difficultés de l'art d'écrire, remarque (Mœurs de ce siècle, ch. j.) qu'entre toutes les différentes

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expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne, qu'on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant; qu'il est vrai néanmoins qu'elle existe; que tout ce qui ne l'est point est foible et ne satisfait pas un homme d'esprit qui veut se faire entendre. Cet embarras vient communément de ce qu'on ignore la juste valeur des termes qu'on n'en apprécie pas les différences. Voilà l'origine de nos méprises et peut-être de nos absurdités en fait de Grec et de Latin, parce que les bons écrivains dans ces langues ne nous ont pas laissé des instructions suffisantes pour nous mettre en état de les lire avec fruit, et de les imiter avec succès.

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Jugeons du moins par-là de l'intérêt que nous pouvons avoir nous-mêmes à constater dans le plus grand détail l'état actuel de notre langue afin d'en assurer l'intelligence aux siècles à venir, nonobstant les révolutions qui peuvent l'altérer ou l'anéantir. Ce seroit véritablement consacrer à l'immortalité les noms et les ouvrages de nos Homère, de nos Sophocle, de nos Euripide, de nos Pindare, de nos Démosthène, de nos Thucydide, de nos Platon.

Feu M. l'abbé Girard, touché de ces motifs, donna en 1718, sous le titre de Justesse de la langue Françoise, les développements de plusieurs synonymes, auxquels il en a ajouté beaucoup d'autres dans les éditions suivantes, sous le simple titre de Synonymes François. Cet ouvrage, dès qu'il parut, fixa l'attention des savants et les suffrages du public. « Son dessein, dit l'abbé Gou»jet, (Biblioth. Franç. Part. I. ch. iv. tom. I. » page 183.) est de découvrir à ses lecteurs » toutes les finesses de notre langue et l'on doit » convenir qu'il les emploie de lui-même avec beaucoup d'art; qu'en général ses remarques

» sont bien fondées, et que la plupart de ses > exemples sont heureusement choisis. Ses défi>>nitions sur-tout paroissent fort justes... » Aussi est-ce un des meilleurs livres que l'on » ait fait depuis long-temps sur notre langue. >> Je sais que M. de la Motte, excellent juge des délicatesses de la langue, et l'homme de son temps qui auroit eu le plus d'esprit, s'il n'avoit été contemporain de l'illustre Fontenelle, jugea d'après cet écrit, et sans connoître l'auteur, que l'Académie Françoise ne pourroit se dispenser de l'admettre dans son sanctuaire, s'il s'y présentoit avec un tel ouvrage. Il ne fut pourtant élu qu'en 1744: j'en ignore la raison, s'il ne faut l'imputer à sa modestie même : mais il est certain que son livre des Synonymes fut son principal titre, et qu'il méritoit de l'être. « Il subsistera, dit M. de » Voltaire, autant que la langue, et servira même » à la faire subsister.» (Siècle de Louis XIV. Tome I. page 115.)

Le germe en existoit dans les meilleurs ouvra ges des anciens, on l'a déjà vu : et par rapport à notre langue même, quelques écrivains, antérieurs à l'Abbé Girard, avoient assigné avec assez de succès les différences de plusieurs synonymes; on en trouvera dans le second volume que je joins au sien, quelques exemples qui sont dus au P. Bouhours, à Ménage, à Andri, à Boisregard, à la Bruyère. Mais ces germes isolés, échappés comme par hasard, et sans dessein ultérieur sembloient attendre, pour devenir féconds, le coup-d'oeil d'un génie pénétrant et fin, qui sût généraliser des remarques particulières, et répandre dans le système entier de la langue, une lumière dont quelques rayons n'avoient qu'à peine annoncé l'aurore. L'Abbé Girard parut: et se faisant à lui-même une manière de voir et de démêler

les nuances distinctives des synonymes, les exem

ples qu'il pouvoit avoir sous les yeux ne servirent tout au plus qu'à lui montrer sa tâche ; mais il la remplit sans copier personne, et fut à lui-même son modèle. Le ton qu'il soutient dans toute l'étendue de son ouvrage, prouve très-bien que sa manière est à lui: il a véritablement dans le tour de ses explications, l'avantage réel de la justesse et de la nouveauté ; dans l'étendue de son ouvrage, le mérite de l'agrément et de l'utilité; et dans la perfection du tout, la gloire d'avoir été universellement applaudi, d'avoir fait un livre original, et d'avoir donné lieu à des imitations qui tendent à perfectionner les langues de nos voisins, mais qui assurent la gloire de la nôtre, et qui attestent l'honneur que lui a fait notre

auteur.

M. Gottsched donna en 1758, à Leipsick, des Observations sur l'usage et sur l'abus de plusieurs termes et façons de parler de la langue Allemande. << Elles sont, dit M. Roux, dans le goût de > celles de Vaugelas sur la langue Françoise; et "on en trouve plusieurs qui ressemblent beau>> coup aux synonymes de l'abbé Girard. » ( Ann. typogr. Août 1760. Belles-Lettres, n. clviij.)

On a fait plus en Angleterre on a imprimé à Londres, tout récemment, une Exposition des significations différentes qu'ont les mots Anglois regardés comme synonymes. Deux volumes in-12.

Verrons-nous froidement nos voisins s'animer à la vue d'un modèle que notre France leur a fourni, sans faire le moindre effort pour soutenir la gloire de notre langue? On ne sauroit lire le livre de l'abbé Girard, sans désirer ardemment qu'il y eût assigné les caractères distinctifs d'un plus grand nombre de synonymes: on souhaiteroit du moins que les gens de lettres qui sont en état d'entrer dans les vues fines et délicates de cet ingénieux écrivain, voulussent bien con

courir à la perfection de l'édifice dont il a en quelque manière tracé le plan et posé les premiers fondements. Il en résulteroit quelque jour un excellent dictionnaire: ouvrage qui, envisagé sous ce point de vue essentiel, nous manque jusqu'à présent; et qui est d'autant plus important, que l'on doit regarder la justesse du langage, nonseulement comme une source d'agréments, mais sur-tout comme le moyen le plus propre pour faciliter et rendre sûre la communication de la vérité. Si ce motif est capable d'encourager les gens de lettres qui la respectent et qui l'aiment, à s'occuper du développement des synonymes, qu'ils me permettent de leur marquer à quoi il me semble que peut se réduire l'entreprise.

Les uns peuvent continuer sur le plan de l'abbé Girard, en assignant les caractères distinctifs des synonymes avec précision, et en y adaptant des exemples qui en fassent sentir la justesse, et qui montrent l'usage qu'il en faut faire.

Les autres recueilleront les preuves de fait que leurs lectures pourront leur présenter dans nos meilleurs écrivains, de la différence qu'il y a entre plusieurs synonymes de notre langue. Il faut pour cela s'attacher sur-tout aux phrases où les auteurs n'ont pensé qu'à s'exprimer avec justesse : j'ajoute qu'il faut spécialement compter sur les auteurs les plus philosophes, et préférer ceux de leurs ouvrages qui sont les plus philosophiques. Plusieurs articles de ceux qui composent le second volume de cette édition, serviront à justifier ce que je dis des écrivains philosophes. La Bruyère et M. Duclos en ont fourni d'excellents; et ceux que j'ai extraits de l'Encyclopédie, y avoient été mis, pour la plupart, par des philosophes accoutumés à ne voir les mots que par rapport aux idées dont ils sont les types.

Sans prétendre que mon travail puisse être com

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