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des conséquences rétrogrades; par suite, on est très disposé à les violer en pratique, mais on continue à les admettre en théorie. On renvoie seulement leur réalisation à un avenir très éloigné. De là donc cette disposition immorale à agir sciemment d'une manière contraire aux principes que l'on conserve en théorie.

Nous croyons bien, disent certaines gens, au suffrage universel, seulement nous le supprimerons momentanément ou nous l'escamoterons. Nous avons foi, en principe, au régime représentatif; seulement nous voulons la dictature comme seul moyen d'arriver au but. On fait maintenant sciemment ce que les Conventionnels faisaient spontanément, et dans une pressante situation. De là, un régime d'hypocrisie politique qui tend à faire le pendant de l'hypocrisie religieuse. Il y a bien un progrès politique, à quelques égards, même peut-être un progrès intellectuel; mais à coup (sûr), il y a là un grave danger moral; et si cela continuait trop longtemps, il en résulterait des habitudes de sophistication; les principes théoriques n'étant plus un guide pour agir, mais un simple procédé pour parader.

Malgré qu'une telle situation doit faire comprendre le besoin d'une réorganisation intellectuelle, cela est bien loin d'avoir lieu au degré raisonnablement désirable.

Du reste, le département de la Gironde est absorbé par de pressantes préoccupations immédiates. Toutes les vignes sont atteintes par la maladie dite l'oïdium, et nous sommes par suite menacés d'une véritable disette de vin; ce qui est grave pour un département comme le nôtre.

Rappelez-moi, je vous prie, au bon souvenir de mes collègues de la Société Positiviste.

Tout à vous de cœur.

P. LAFFITTE.

Béguey, par Cadillac (Gironde).

40 LETTRE

Paris rue Monsieur-le-Prince, 10.

Monsieur

Auguste Comte (1).

Arcachon, le 28 Guttemberg 65.

Mon cher et vénéré Maître,

J'ai lu avec un grand intérêt le complément que vous venez d'apporter à votre théorie du dix-huitième siècle. Vous avez, dans vos cours, considérablement perfectionné l'histoire philosophique du siècle dernier, en distinguant plus nettement et plus expressément que vous ne l'aviez fait, l'étude de Diderot et des deux écoles de Voltaire et de Rousseau. Il est possible désormais de suivre très facilement la filiation philosophique de Descartes à vous.

Descartes tente une systématisation objective des conceptions humaines, en éliminant préalablement la Politique et la Morale. Ce grand effort, malgré son caractère incomplet, pose la question, car il place le principal problème dans la rénovation de l'entendement; il en indique les principaux caractères et en crée la base spéciale.

(1) L'enveloppe porte la mention suivante écrite de la main d'Auguste Comte et reproduite par lui en tête de la lettre de Pierre Laffitte :

(2me-65)

(Reçu le Dimanche 2 Shakespeare 65) (Réponse le lendemain).

La réponse d'Auguste Comte a été publiée dans la « Correspondance inédite d'Auguste Comte, Deuxième série ». Paris, 1903, p. 170.

Cette rénovation cherchée et demandée, vous l'accomplissez par la création de la Sociologie, dont la base définitive est la découverte des lois de l'entendement. Sur ce fondement, vous établissez enfin la systématisation de la vie humaine.

Outre les deux termes extrêmes, Diderot nous présente la principale intercalation. Car, esprit encyclopédique, il conçoit tous les aspects divers de l'existence, et repousse énergiquement les deux éléments principaux de l'ancien régime. Mais, entre Descartes et Diderot, et entre Diderot et vous, deux autres intercalations étaient indispensables pour suivre une véritable filiation. Fontenelle et Condorcet remplissent cette condition. Le premier aborde l'histoire de l'esprit humain d'une manière réellement positive en posant que son évolution est assujettie à des lois; il complète Descartes et prépare Diderot. Le second ébauche enfin la véritable solution en concevant la rénovation de la politique comme fondée sur celle de l'entendement.

Mais une telle théorie philosophique présentait une véritable anomalie; car cette grande école de Diderot restait sans représentation politique. Vous venez de lui donner son caractère définitif et le plus rationnel, en saisissant, dans la Révolution, le noyau éminent qui en a si énergiquement manifesté les principaux caractères. Je ne doute point qu'on ne doive beaucoup l'utiliser, comme vous venez de le faire, pour mieux apprécier la situation actuelle.

Le mois que ma mère vient de passer à Arcachon lui a été réellement utile. A mon arrivée, nous regardions sa vie comme étant tout-à-fait en danger. Un mois de tranquillité et de repos a fait heureusement éprouver à sa santé une extrême amélioration.

Le procès que j'ai dû entamer est bien loin d'être à sa fin. Les dénégations mensongères de nos adversaires.

ont décidé le Tribunal à ordonner une enquête judiciaire; ce qui est long et dispendieux et surtout donne du retentissement à des discussions que nous voudrions concentrer dans le cercle le plus étroit de la famille.

Un misérable avocat n'a pas craint de me représenter comme l'instigateur des querelles, qui existaient bien avant mon arrivée et que tous mes efforts tendent à clore définitivement. Cela ne m'inquiète guère comme effet sur l'opinion de ceux qui me connaissent, mais ces calomnies ont influé sur la terminaison du procès, en décidant les juges à ordonner une enquête. Je continue donc de plus belle à m'agiter au milieu des affaires et des discussions.

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Me voilà installé à Arcachon avec ma mère. De nom

(1) L'enveloppe porte la mention suivante, écrite par Auguste Comte et reproduite par lui en tête de la lettre de Pierre Laffitte :

(66 — 1re).

(Reçu le vendredi 6 Guttemberg 66).
(Réponse immédiate).

La réponse d'Auguste Comte a été publiée dans la « Correspondance inédite d'Auguste Comte, Deuxième série ». Paris, 1903, p. 174.

breuses affaires m'ont retenu à Béguey, plus longtemps que je ne voulais.

Je viens de perdre, par une attaque d'apoplexie, un des amis les plus chers de ma jeunesse. Cette catastrophe, si imprévue, me laisse sous le poids d'une tristesse insurmontable. La mort frappant un homme dans tout l'éclat de sa force et de sa jeunesse, laisse pendant quelque temps sans consolation possible.

Je suis dominé par cette àpre douleur qui suit les coups imprévus, et précède la résignation à un malheur irréparable. Au commencement de cette année, j'ai vu disparaître un compagnon de mon enfance, et voilà que maintenant je vois, frappé à l'improviste par une de ces perturbations inattendues de notre organisme, un être doucement chéri, une des natures les plus charmantes. et les plus heureusement douées que j'aie connues. C'est pour moi une triste année.

Père de famille, mari d'une femme excellente et qu'il rendait parfaitement heureuse, aimé et estimé de tous ceux qui le connaissaient, et chéri du petit nombre de ceux qui étaient dans son intimité, sa perte a excité des regrets universels. Depuis sa mort, je suis dominé par une sorte de dégoût, qu'une réaction énergique surmonte avec peine. Aussi, ce m'est une consolation de pouvoir parler de ces intimes souffrances de ma vie privée, avec un Maître dont l'amicale bienveillance sympathise avec des douleurs qui lui sont si connues.

J'ai vu déjà M. de Tholouze et je me propose de le revoir à la fin de cette semaine. J'ai été bien satisfait de l'intérêt qu'il prend au développement et à la consolidation du Positivisme.

Je n'ai pas encore vu M. Ribet, que des affaires ont rappelé à Toulouse. Je ne sais encore s'il est de retour; mais je ne tarderai pas à en être informé.

Lorsque je suis parti de Paris, Madame de Capellen

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