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conftances imprévues & inévitables, & par l'action de la matiére extérieure fur nos fens, qui entraînoit malgré nous la détermination de notre volonté. Et ces réflexions, dont il avoit l'efprit rempli, le faifoient rire continuelle ment des projets des hommes, & de leur vaine prudence.

Paufanias[d] dit que la fortune eft la feconde des Parques. Gratian [e] définit la fortune un affemblage de circonftances bonnes ou mauvaises.,, Une » bonne action, dit faint Evremond, en"gage ordinairement dans une feconde, " & une mauvaise précipite affez souvent » dans beaucoup d'autres. Il en eft de mê" me dans la route de la fortune: un heu"reux fuccés conduit à un autre, & un " fàcheux accident entraîne vers un fe» cond. Ainfi les événements ont des liai" fons entr'eux: voila peut-être ce que les » hommes appellent bonheur ou mal

» heur.

Anaxagore, Chryfippe, Diodore, Poffidonius ont avoué que la fortune étoit une cause inconnue aux hommes. Les uns foutiennent que la fortune eft un vain nom ; qu'on ne peut appel ler un homme heureux ou malheureux, que par rapport aux événements paffés; mais que la bonne ou mauvaife fortune paffée ne décide de rien pour le préfent ou pour l'avenir : les autres croient que le malheur paffé eft une raifon du bon heur futurainfi parmi les joueurs > l'un évite une carte parce qu'elle eft dit it, enmalheur, l'autre la préfére parce qu'elle a fouvent perdu, & que, fuivant fon opinion, elle ne doit pas tou

[d] Paufan.in Athaïc.

[e] Le héros de Balthazar Gratian,ch.10. [f] Ufque adeò res humanas vis abdita quædam

Obterit, & pulchros fafces, fævafque fecures

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jours perdre. D'autres font perfuadés que le bonheur ou le malheur eft quelque chofe de réel & d'inhérent, pour ainfi dire, aux mêmes fujets. Ils oppo fent aux raifonnements l'expérience, qui fait voir fi fouvent & avec tant d'évidence, qu'il ya des perfonnes à qui tout ce qu'elles entreprennent réüffic à leur gré, & qu'il y en a d'autres dont touts les efforts font inutiles. Si je fuis heurté, difent-ils, une feule fois par un paffant, il pourra me perfuader que c'eft fans deffein; mais fi la même perfonne affecte de me heurter toute les fois. que je la rencontrerai, je ne douterai pas que ce ne foit un effet de fa volon té. Il y a donc une caufe du bonheur & du malheur, quoique cette caufe ne fe préfente pas à nos yeux. Lucréce le plus zélé des Epicuriens eft obligé d'avouer [f] qu'il y a une puiffance fecrete qui difpofe des événements, & qui ordonne des grandeurs humaines.

Avicenne met la caufe du bonheur dans une forte & véhémente pensée[g}, qui remplit l'imagination, & lui donne le pouvoir de réüffir dans ce qu'elle défire. Mais fi le pouvoir de l'imaginationest grand & furprenant dans toutes les chofes qui ont quelque liaifon avec elle, il eft für qu'elle ne peut agir fur les chofes qui lui font entièrement étrangères comme la plupart des chofes fortuites.

A confulter purement la phyfique, la fortune ou le hazard n'eft autre chofe qu'un peu de matiére agitée, qui par une rencontre imprévuë pro

Proculcare, & ludibrio fibi habere videtur. Lucret. lib.5.

[g] Certe opinion d'Avicenne eft exprimée par cet adage de l'échole: fortis imaginatio generat cafum.

Juit, en conféquence des loix générales du mouvement, un effet dont on eft furpris. Les aftrologues rapportent la fortune, comme toutes les chofes d'ici bas, aux influences célestes. Saint Thomas [b]eftime que de la même maniére que plufieurs chofes naturelles, comme des pierres, des métaux, des plantes, ont reçû vraisemblablement des aftres certaines propriétés, que les hommes ne connoiffent que par leurs effets, auffi les hommes peuvent avoir reçût des influences célestes certaines difpofitions générales plus favorables aux uns qu'aux autres, pour réüffir dans ce qu'ils entreprennent. Mais ce fentiment n'a rien de plus folide que les prédictions aftrologiques: car de croire, par exemple, qu'un homme qui gagne toujours au jeu, rencontre à point nommé les difpofitions des cartes & des dez dont il a befoin, parce qu'il a reçu lui même certaines difpofitions favorables des af tres, & que ce font les influences des af tres qui caufent l'arrangement des cartes & des dez, c'est un raifonnement auffi chimérique & auffi vain, que de fonder fur les influences des aftres le nombre d'enfants qu'un homme doit avoir, ou le nombre d'années qu'il doit vivre. Comment cette influence des aftres peut-elle porter fur un coup de dez? & fi c'étoit cette influence, qui eût déterminé l'homme dans le moment de fa nativité à être heureux, comment cette même influence pourroit-elle après foixante ans & même davantage arranger les cartes ou tourner les dez d'une

[b] S.Thom.contr.Gentil.l.3.c.gz. [i] In lib. Job, & in Genef c. 30. [k] Non mihi placet toties me appellaffe fortunam,quamvis non aliquam deam voluerim hoc nomine intelligi, fed fortuitum rerum eventum,vel in corporis noftri,

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Opinions

s'être fervi abufivement du mot de fortune, non pas en y attachant une idée d'idolâtrie, mais en fe laiffant entraîner par l'opinion commune, qui attribue un pouvoir chimérique au hazard. Faifons le même aveu, & reconnoissons que l'idée de la fortune, & du hazard eft une idée que nous n'entendons pas nous mêmes, & que nous ne pouvons pas expliquer; que la raifon dépourvûë même de la lumière des vérités révélées, ne peut être fatisfaite de rapporter à des êtres imaginaires un pouvoir, qui ne dépend que de la volonté du Seigneur & de fa providence. Je ne prétends pas néanmoins blâmer l'expreffion vulgaire, pourvû qu'on rejette cet abus dont faint Auguftin a parlé. Les termes de l'inconftance de la fortune peuvent fervir à exprimer & à repréfenter l'inftabilité des chofes d'ici bas, & la vanité de touts les biens périffables.

Il paroît que le deftin a été connu dans l'antiquité prophane la plus reculée, avant qu'on ait eu aucune idée de la fortune; & Macrobe [7] a obfervé que le mot de fortune ne fe trouve nulle part dans les deux poëmes d'Homére.

Un philofophe Chrétien ne peut [m] des Phito- entendre par le defin que cette difpofifophes fur tion fouveraine & impénétrable de l'être

le deftin.

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toutpuiffant, qui laiffe agir les causes fecondes fubordonnées à fa providence, conformément aux loix naturelles qu'el. le a établies. Les Philofophes ont eu, à leur maniere accoutumée, des opinions fort oppofées fur le deftin. Empedocle, Ariftote, Apollonius de Thyane, établiffoient dans l'univers une fatalité genérale, à laquelle ils attribuoient toutes chofes, Pythaghore & Leucippe difoient que le deftin et la puiffance infurmontable de la néceffité. La plupart des poëtes ont fuivi ce fentiment: Efchyle exhorte [n] les hommes à fupporter patiemment leurs deftinées, dont la force eft invincible. Homére dit [•]qu'aucun homme bon ou méchant ne peut éviter fa deftinée dès le moment de fa naissan ce. Horace dépeint [p] la néceffité, comme une déeffe impitoïable, qui porte des coins & de gros cloux, dans fa main de fer. Pindare [9] exprime le pouvoir de la deftinée, en difant que ni le feu, ni les murs d'airain ne peuvent l'arrêter . Homére introduit Jupiter fe plaignant de ne pouvoir fléchir le deftin, ni garantir de la mort fon fils Sarpédon. Ovide a imité cette penfée d'Homére, en faifant dire à Jupiter [r] qu'il eft foumis à la loi du deftin, & que s'il pouvoit la changer, Eaque, Rhadamante, &

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Minos ne feroient pas accablés fous le poids de leur vieilleffe.

Zénon, Panatius, & touts les Stoïciens [s] foutenoient que Dieu & le deftin font une même chofe. Sénéque ajoute [t] que Dieu afait les deftinées, & que lui même ne peut s'écarter des régles qu'il a prefcrites. Les Stoïciens avoient une opinion finguliére: Ils croïoient qu'après un certain nombre de fiécles, on voïoit revenir les mêmes événements dans les mêmes circonftances, en forte que non feulement cette révolution uniforme ramenoit les faits les plus illuftres, comme la prife de Troïe, la fondation de Rome par des héros entiérement femblables; mais même tout ce qui fe paffe dans le particu. lier, & entre les gens les plus obfcurs.

Alexandre d'Aphrodifée, dans le traité, qu'il a compofé fur cette matiére, explique le deftin par le cours ordinaire & immuable de la nature. Dans le fystéme abfurde de Spinofa, tout eft l'effet d'une néceffité produite par l'arrangement de la matiére. Quinte Curce [u] attribue les événements à des décrets éternels, & à l'enchaînement des caufes cachées. Héraclite entendoit par le deftin la force de l'air qui s'infinue dans toute la nature. Poffidonius a établi trois fouveraines puiffances, la prémiére de Jupiter, la feconde de la nature, la troifiéme de la

deltinée. Platon s'explique plus poëtiquement qu'en philofophe, lorfque dans le Phédre, il appelle le deftin la loi d'Adraftée, & qu'il l'appelle dans les livres de la république la raifon de Lachéfis fille de la néceffité. Plutarque [x] attribue à Platon une autre explication du deftin, fçavoir que c'eft l'enchaî nement des événements joints à notre volonté.

Boëce foumet le deftin à la volonté de Dieu. Epicure & Anaxagore fuppri moient totalement le deftin: Carnéade & plufieurs autres appercevant les conféquences du pouvoir du deftin,qui ren. verfe touts les fondements de la morale en nous ôtant la liberté, ont affranchi les hommes de cette dépendance. Ceux qui ôtent à l'homme la liberté, ne peuvent éviter de faire Dieu l'auteur de touts les crimes: Opinion [y]qui, au jugement de Platon, ne doit point être tolérée dans la république, & que Grotius regarde comme la plus pernicieuse de toutes les erreurs, parce qu'elle anéantit les vertus, & qu'elle autorise les crimes.

L'efclave de Zénon prétendoit fe procurer l'impunité d'un vol par la doctrine de fon maître, difant que le deftin l'avoit forcé d'être larron; fon maître lui répondit que fa deftinée étoit au fi de recevoir le châtiment, dont on avoit coutume de punir les larcins des efcla

[[s] Eviivaided, & quaque, Εντι ἶναι νῖν, (ειμαρμένην, * Δια, πολλαῖς τε ἑτέραις ονομασίαις προTovoμatoba. Diog Laert.lib.7.

Eumdem & fatum vocari, & Deum, & animum Jovis & neceffitatem omnium rerum. Tertullapologet.c.21.

Natura, providentia, fatum, fortuna nomina funt unius & ejufdem Dei, variè agentis in rebus humanis. Sen.

[] Scripfit quidein fata, fed fequitur;

femper paret, femel juffit. Sen.

[u] Eteludant licet, quibus fortè ac temerè humana negotia volvi agique perfuafum eft, equidem æternâ conftitutione crediderim, nexuque caufarum latentium & multo antèdeftinatarum, fuum quæque ordinem immutabili lege percurrere. Q Curt lib. 5.

[x] Plutarch.de placit.philofophor.l.1.c.27. [y] Grot.de dogmatib.reipubl. noxiis.

ves. Suétone [z]repréfente Tibére comme un prince,qui avoit peu de religion, à caufe de la prévention où il étoit, que tout dépend d'une deftinée inévitable.

Le faux prophéte Mahomet perfuadoit à fes foldats, qu'à quelques dangers qu'ils s'expofaffent, ou quelque précaution qu'ils priffent pour les éviter, ils ne mouroient ni plûtôt ni plus tard qu'il avoit été réglé par le deftin. Joinville, dans la [a]vie de faint Louis, parle ainfi de certe opinion:,, Sont au» cuns qui difent que nul ne peu mourir

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qu'à ung jour déterminé fans aucune ,, faille, qui eft une chofe faulce: carau,, tant je cftime telle créance, comme s'ils vouloient dire que Dieu n'eût point de puiffance de nous mal faire, ou aider, & de nous eflonger ou abregier les vies. Qui eft,une chofe hérétique,,.

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Plutarque a eu une opinion fubtiJe [b], que c'est Dieu qui nous déter, mine à toutes nos actions, & que nous fommes réellement forcés d'agir, en forte néanmoins que nos actions nous paroiffent libres, & des effets de notre volonté. C'eft réduire la liberté de l'hom me à une imagination féduite par la di vinité même, quoique la plus affurée de toutes les maximes, & le principe de toute vérité, foit que Dieu ne peut nous tromper.

Sénéque dit [e] que ce qui eft fait par contrainte n'eft pas vertueux, & qu'il n'y a point de vertu où il n'y a point de liberté.

Corneille fait raisonner ainfi Théfée, dans fa tragedie d'Oedipe.

Quoi la néceffité des vertus & des viD'un aftre impérieux doit fuivre les

ces

caprices,

Et Delphe malgré nous conduit nosactions

Au plus bizarre effets de fes prédictions? L'ame eft done toute esclave? une loi

fouveraine

Vers le bien ou le mal inceffamment l'entraîne,

Et nous ne recevons ni crainte ni défir,

De cette liberté qui n'a rien à choi fir?

Attachés fans relache à cet ordre fu

blime,

Vertueux faus merite, & vicieux fans crime, &c.

Euryfthée dans les Héraclides d'Euripide, Héléne dans les Troïennes, & Phédre dans l'Hippolyte du même poëte rejetent touts leurs crimes fur le deftin ou fur les dieux.

La fatalité détruit également la religion, la fociété & la morale. L'homme eft libre, nous en fommes convaincus par un fentiment réel & intérieur. Toutes les fois que j'agis, j'eprouve que je pourrois agir autrement. Pourquoi ne puis-je pas douter de l'exiftence de la penfée ? C'est que je penfe. Je fens également que je fuis libre, que c'eft ma volonté c'eft ma volonté qui fe détermine. Le fentiment de ma liberté eft gravé au dedans de moi; & s'il eft permis de mêler un raïon de la vérité divine à tant d'opinions philofophiques, appliquons ici ces paroles de S. Paul [d]: Dieu et le Seigneur de

touts,

00

[z] Circà Deos ac religiones negligen. tior (Tiberius) quippè addictus mathematicæ, perfuafionifque plenus cuncta fato agi. Suet in Tiber. c. 69.

[4]Jainville, vie de S, Lexis, p. 49.

[b] Plutarch. in Coriol. Ic] Sen. epift. 66.

[d] Idem dominus omnium, dives in omnes qui invocantillum. Rem.c.10.2.12.

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