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TRAITÉ DE L'OPINION

Hemiere que

прове

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LIVRE PREMIER
Des belles lettres, & de l'hiftoire.

CHAPITRE PREMIER. giflateurs, qui paroiffent n'avoir aucu

s'eft

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Du deffein de l'ouvrage.

SOMMAIRE.

1. Premiére utilité que l'auteur s'eft propofée dans cet ouvrage.2. Seconde utilité. 3. Troisieme utilité. 4. Penfées des anciens fur le regne de l'opinion. 9. Le préjugé doit étre plutôt pour le petit nombre. 6. Difpofitions de l'efprit humain envers la vérité. 7. Force de la vérité.8.Méthode fuivie dans louvrage. 9. De la manière uniforme de citer.

'IMMENSE varieté des objets que la mature offre aux regards, conduit unanimement les hommes à la connoiffance d'un être fupréme; touts les réglements des lé

ne liaifon entr'eux, tendent & concourent au bien de la fociété; la contrariété des opinions des hommes peut auffi être ramenée à une même fin; & nous fervir de motif, pour marcher avec tout le difcernement dont nous fommes capables dans le fentier de la vérité.

J'expofe dans ce traité les contradi&tions fur les fciences prophanes, l'impofture mafquée fous le nom de la fcience, la crédulité livrée aux illufions & à l'erreur. Ces mémoires de l'éfprit hu. main font remplis des traits les plus propres à l'humilier. Je ne m'arrête pas à des erreurs obfcures ou finguliéres, le nombre en eft prefque infini, & elles font trop méprifables; on ne trouve ici que des opinions, qui ont été ou fort répandues, ou accréditées par leurs auteurs. Je préfente en même temps à l'ef prit les monuments les plus honora

A

bles

Seconde

bles de fon hiftoire en ce qui concerne les fciences prophanes; & rien n'eft plusca pable que ce contrafte, de l'exciter à la recherche & à l'amour de la vérité.

Ceft en s'accoûtumant à refléchir fur l'empire, ou plûtôt fur la tyrannie de l'opinion, qu'on peut le mieux fe détromper de beaucoup d'erreurs. Autant que le Pyrrhonifme eft dangereux & même infenfé, autant une défiance modérée qui fufpend nos jugements eft prudente & avantageufe.

Son ufage eft d'examiner fans préven. tion les fentiments oppofés, & elle fe propofe pour objet de donner à chaque opinion le degrè de croïance qu'elle mérite. C'eft la prémiére utilité à laquelle tend cet ouvrage.

L'efprit de l'homme n'eft pas fait de pour la forence, Il ne connoît ni lesef cet ouvrage. prits ni les corps:il ignore également les propriétés des fubftances fpirituelles & matérielles. Toute fa vigueur eft contrainte de fuccomber au plus petit atome de la matiére. La divifiblité à l'in fini, foit qu'il l'admette avec les Péripateticiens & les Cartéfiens, foit qu'il la rejette avec les Epicuriens & les Gaf. fendiftes, entraîne après foi des difficultés & des contradictions qu'il eft impossible [4] de concevoir, & de concilier.

Toute la pénétration de l'efprit nè démêle pas mieux ce qui fe paffe au dedans de nous mêmes, & de quelle maniére les objets corporels agiffent fur

l'ame.

Si nous joignons à l'expérience de notre propre foiblesse, une étude qui nous apprenne combien les connoiffances des auteurs les plus célébres ont été borné es, nous y trouverons le véritable motif de dompter la présomption de l'esprit.

C'eft la feconde utilité que je me suis propofée.

Cette difpofition eft la plus heureufe de toutes pour recevoir les lumiéres de la foi. Car puifque l'efprit humain ne peut comprendre les chofes qui font le plus fimplement renfermées dans l'ordrenaturel, ne feroit-ce pas pêcher évidemment contre la raifon, que de refufer de croire les effets de la toute puiffance de Dieu, qui eft d'elle-même incompréhensible, par ce principe que notre efprit ne peut les comprendre? Et ne feroit-ce pas la plus déraisonnable de toutes les prétentions, de vouloir foumettre à l'examen de la raison, ce qui eft au deffus d'elle, & qui furpaffe infiniment fa foibleffe?

Il eft donc très important de s'accoûtumer à ne pas prendre les bornes de fon intelligence pour des preuves négatives, & à ne pas conclure qu'une chofe n'est pas, parce que nous ne pouvons pas concevoir de quelle maniére elleeft.

Si l'on vient à bout de dompter l'orgueil de l'efprit, c'est une fuite néceffaire que fon opiniâtreté soit corrigée . On a vû des exemples de perfonnes qui font mortes plûtôt que de retracter des opinions évidemment fauffes. Quelques impies en ont tiré une objection contre la preuve de la religion qui résulte des martyrs. Mais il faut bien diftinguer entre les opinions & les faits. L'efprit fe livre avec opiniâtreté aux opinions les plus fauffes. Leur perfuafion, quelque dénuée qu'elle foit de folidité, n'agit pas moins puiffamment fur l'efprit de l'homme, pendant qu'elle dure, que la vérité elle-même: & c'est en quoi nous avons un interêt fi important de furmonter l'orgueil & l'opiniâtreté de l'efprit. Il n'en eft pas de même des faits.

[a] Difi, crit, de note E &F Bayle, art. Zénon.

3.

Troisième utilité .

On ne trouvera aucunexemple de gens qui foient morts pour morts pour foutenir des faits qu'ils croioient faux, lorfqu'ils auroient pû fauver leur vies, en déclarant la vérité qui leur étoit connue. Les faufles religions & les opinions les plus infenfées peuvent donc avoir leurs martyrs. Mais on ne trouvera point de mar tirs qui aïent facrifié leur vies au té moignage des faits dont la fauffeté leur étoit connuë.

Un troisième avantage, auquel tend ce traité, eft d'infpirer pour les fciences occultes [b] tout le mépris qu'elles méritent. Il ne faut pour cela que les mettre au grand jour, en expliquant avec netteté ce qui ne peut être dange reux que par le myftére, comme tout art qui fe vante de prédire l'avenir, la compofition des talifmans, l'aftrologie judiciaire, la vertu des nombres, l'interprétation des fonges, & autres femblables impoftures, par lefquelles l'effronterie n'a que trop réuffi dans touts Les fiécles à fe jouer de la crédulité.

Un poëte moderne a appellé les bibliothéques:

Des fottifes de l'homme orgueilleufes archives.

L'efprit verra ici au contraire les trèshumbles archives d'un grand nombre de fes égarements. Le moïen de réprimer une curiofité illicite, c'eft de la défabufer pleinement, & pour ainfi dire, de l'affouvir.

Le plan & le titre de cet ouvrage ont été tirés de ces paroles de Pafcalfer. Je, voudrois de bon cœur voir le livre Ita lien, dont je ne connois que le titre,,, Della opinione regina del Mande. J'y foufcris fans le connoître,fauf le mal s'il y en a.,, Ce livre ne fe trouve point, & n'a vraisemblablement jamais etécom pofé.

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Le pouvoir étendu de l'opinion a été Penfées des reconnu en tout temps. Heraclite [d] anciens fur traitoit toutes les connoiffances des le rêgne de l'opinion. hommes de jeux d'enfans. Xénophane [e] foutenoit que la vérité n'eft connuë que de Dieu, que tout le refte n'est qu'opinion.

Socrate, Démocrite, Anaxagore Empedocle prefque touts les anciens philofophes ont été perfuadés [f]qu'on ne peut rien connoftre avec certitude, que l'efprit humain n'eft pas capable de fcience, que les fens font trompeurs, l'entendement trop foible, la vie trop courte, & fuivant l'expreffion familiére de Démocrite; que la vérité eft plongée au fond du puitsenfin que l'opinion & la coûtume régnent par tout, pendant que la vérité eft profcrite & offufquée de ténébres.

Nous ne fommes pas plûtôt nés [g] que les fentiments corrompus faififfent. notre cœur, & que les opinions perverfes s'emparent de notre efprit en forte que nous paroiffons avoir fucé l'erreur avec le lait de nos nourrices.

A 6

los animos, brevia vitæ curricula; & ut Democritus, in profundo veritatem effe demerfam: opinionibus & inftitutis, om

[b] Je me fers, dans ce traité, de l'expreffion vulgaire de fciences occultes quei » que les tromperies defignées par ce nom, ne foient dignes en aucune maniére d'etre apnia teneri, nihil veritati relinqui: dein pelées des fciences.

[c] Penf. de Pafc. c. 25.

[d] Heraclia. ap. I amblich. de anima · [e] Xenophan. ap. Stob. eclog.ethis.. [f] Socrates, Democritus, Anaxago ras, Empedocles, omnes prope veteres, nihil cognofci, nihil percipi, nihil fciri poffe dixerunt: anguftos fenfas, imbecil

ceps omnia tenebris.circumfufa effe dixerunt. Cic. Acad. quaft. lib. 1.

[g] Simulatque editi in lucem,& fufce pti fumus, in omni continuo pravitate, & in fumma opinionum perverfirate: versamur, ut penè cum lacte nutricis errorem fuxiffe videamur. Cic.Tufcul. quast, lib. 3.

Clitomaque [b] a comparé les combats de Carnéade contre l'opinion, à ceux d'Hercule contre les monftres. Et Platon [oppofe à ce monde fenfible un monde intellectuel, où la vérité régne, tandis que l'opinion régne dans celui-ci. Pindare klappelle l'opinion la fouve raine des dieux & des hommes.Il fe plaint[] de ce que la fable fait plus d'impreffion fur les efprits que la vérité.

Sophocle [m] eftime l'opinion plus forte & plus puiffante que la verité. Cardan [] reconnoît l'opinion pour la

reine de l'univers.

Les Payens en avoient fait une divinité qui présidoit aux jugements des hommes. Car l'efprit humain eft un véritable Protée [o] qu'aucuns nœuds ne peuvent fixer. Il eft fujet aux variations du temps, & on le voit différemment affecté, dit Homére, fuivant que lupiter répand [p]plus ou moins de clarté & de ferénité dans les airs.

Protagoras [9] croïoit que tout ce qui paroît vrai à chacun, l'eft en effet.

[b] Credoque Clitomacho ita fcribenti, Herculis quemdam laborem exanthlatum à Carneade, quod ut feram & immanem belluam, fic ex animis noftris affenfionem, id eft, opinionem & temeritatem extraxiffet. Cic. Acad. quaft.lib.4. [i] Plat in Parmenid.

[k] Nouos warmer BaσNEUS Tai ará Pindar, ap. Plat, in Gorg. [1] Pindar. Olymp. Od. 1.

[m] T28 Evrñ a’Andelag xpari. [n] Eftimatio & opinio rerum-humanarum reginæ funt, Cardan. de utilit. ex adverf.capiend, lib. 3.

[[ Quo teneam vultus mutantem Protca nodo? Hor.

[p] Τοῖς ἢ νέος 'ςιν επιχθονίων ἀνδρὶπων Οἷον ἐν ήμαρ ἄγησε παν ὴρ ἀνδρῶν τεθει

vi. Hom.

...quot cœli mutatur in horas Temperies, hominumque fimul quoque pectora mutant. Vide poëtic. lib. 2. Vertuntur fpecies animorum; & peQora motus,

Cicéron [r] au contraire fe plaint de cé qu'on étoit accablé de fon temps par les opinions du vulgaire, & bien plus encore des demi-fçavants.

L'opinion génerale forme un préju- Le préjugé gé: mais s'il étoit permis d'en fuivre doit écre plûtôt quelqu'un,il arriveroit le plus fouvent, pour le peque le préjugé du petit nombre nous tit nombre. guideroit mieux que celui de la multitude , parce que la vérité ne cherche pas à réveiller & à flatter les passions, comme la plupart [s] des opinions fausfes, qui s'infinuent par cet artifice dans les efprits du plus grand nombre.

Phocion [] ne fe défioit jamais tant de lui-même, que lorfqu'il fe voïoit applaudi de la multitude.

De même que les astres, fuivant la penfée de Sénéque [#], ont dans leur cours une révolution oppofée à celle des autres parties qui compofent ce vafte univers, de même les fages tiennent une route contraire à la multitude. Il dic ailleurs [x] que les hommes ne font pas affez heureux, pour que le fenti

Nunc hos, nunc alios, dum nubila ventus agebat,

Concipiunt: hinc ille avium concentus in agris,

Et lætæ pecudes, & ovantes gutture corvi. Virg. Georg. lib. 1.

Nemo mortalium omnibus horis fapit. Erafm.adag.Chiliad.2. centur. 3-proverb 29.

[9] Aliud judicium Protagoræ qui putat id verum effe, quod cuique verum videatur. Cic. Acad. quaft. lib. 4.

[r] Oppreffi fumus opinionibus non mo dò vulgì, verum etiam hominum leviter eruditorum. Cic. de orator lib. 3.

[] Ut quæ conductæ plorant in funere, dicunt

Et faciunt prope plura dolentibus ex animo. Hor.

[t] Plutarch, in Phocion.

[a] Ut fidera contrarium mundo iter intendunt, ità fapiens adverfus opinionem omnium vadit. Sen. de conftanı. fapient. cap. 14.

[x] Non tàm bene cùm rebus humanis

ment le meilleur foit au gré du plus grand nombre:que pour luy [y], il ne cherche point à plaire à la multitude, parce que les fentiments du peuple & les fiens ne peuvent fe rencontrer. pofitions L'homme défire naturellement de omme connoître la vérité, il fait fes efforts pour y parvenir, mais il s'égare le plus fouvent par fa faute, dans la route qui y conduit. Si la vérité se présente, il ne peut la comprendre; fa fplendeur le bleffe; ou s'il la comprend, il s'en offenfe, & les paffions fe révoltent.

es la vé

Platon [z] fuppofe que des hommes euffent été toûjours enfermés dans une caverne, d'où ils ne puffent appercevoir que les ombres de ce que le monde contient,à la foible lueur d'un feu éloigné d'eux, & qu'ils ne verroient même pas; ces malheureux ne défireroient rien de plus, & feroient perfuadés qu'il n'y a que des ombres dans l'univers. Si l'on faifoit fortir un de ces hommes de la caverae, & qu'il apperçut de la lumière, il la fuiroit, & il feroit bleffé par fon éclat. Mais après s'y être accoûtumé, & avoir connu la clarté des cieux, s'il retournoit dans cette caverne, & qu'il voulut faire le récit de ce qu'il auroit vû, fescamarades se mocqueroient de lui, & le traiteroient d'infenfé.

On ne peut mieux dépeindre la dif. pofition générale des hommes envers la vérité. Ces réflexions doivent nousengager à être fur nos gardes, pour n'être

agitur, ut meliora pluribus placeant, Sen, de vita beatâ

[y] Nunquam volui populo placere, nam quae ego fcio, non probat populus,& quæ probat populus, ego nefcio.Sen.ep.29.

point entraînés [a] par le torrent.

7.

Quelque foit l'empire de l'opinion, Force de la il faut revenir au fentiment de Polybe vérité, dans ce beau paffage [b]. J'eftime qu'il n'y a point de divinité fi grande & fi puiffante que la vérité. Quoique les hommes en général femblent conjurés contre elle, & que l'opinion mette fouvent dans fon parti les conjectures & les vraisemblances, la vérité sçait se faire jour au travers des illusions, & montrer fa force & fa lumiére, après avoir per cé les ténébres par lefquelles on s'étoit efforcé de l'obfcurcir. Le menfonge fe foutient quelque temps, mais à la fin la vérité triomphe toûjours.

Métode

Une histoire compléte de l'opinion ou de l'efprit humain renfermeroit toutes fuivic dens les fciences prophanes, & les arts; & l'ouvrage comme le plus grand nombre des opinions nait des paffions, cette hiftoire embrafferoit en même-temps celle du cœur humain. Je fuis bien éloigné de penfer que je puiffe traiter un fujet auffi vafte dans toute fon étendue. Ce ne font ici que des mémoires pour que des mémoires pour fervir à l'histoire de l'efprit humain.Les exemples font plus efficaces [c] que les préceptes, qui font ordinairement abftraits, & dont on fait peu d'ufage. Cette méthode m'a paru la meilleure pour éloigner également de l'efprit l'excés de la crédulité & celui du Pyrrhonifme. Je laiffe à mon lecteur le choix de fe déterminer fur les différentes opinions,ou je lui indique le

A iij

- [6] Καὶ μοι δοκεῖ μεγίστην Θεὸν τοῖς ἀνθρο ποις ή ύσις αποδείξαι τ ν αληθειαν, και με γίστην αυτή προσθεῖναι δύναμιν. Πάντων γοῦν αυτὴν καταγωνιζομένων, ἐνὶ τε δὲ καὶ πασῶν τῶν πιδιανοτήτων μετα τα ψουδιες ταττομένον, οὐκ διδέτως ἀντὶ δι αυτῆς εἰς τὰς ψυχὰς ἐισδύονται τῶν ἀνθρώπων καὶ ποτὲ μὲν ο αχρῆμα διεί κνυσι τὴν ἀυτῆ; διύναμων ποτε δὲ πολὺν χρόνον Επισκοτιθεῖσα, τέλος αυτὴ διὰ ἑαυτῆς ἐπικρα TEI, you namαYWIETOL TO LEUDOS. Polyb. lib.13. [a] Apparent rari nantes in gurgite [] Longum iter per præcepta, breve rafto. Virg.

An quidquam ftultius, quam quos fingulos, ficut operarios barbarofque contemnas, eos aliquid putare effe univerfos? Cic. Tufcul. queft. lib. 5.

[z] Plat. de républ. lib. 7.

per exempla,

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