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invulnérable: car ce héros Stoïcien

étant prifonnier, eft libre; étant pré- CHAPITRE NEUVIEME.

cipité, il n'eft pas endommagé; étant tourmenté par les plus cruels fupplices, il eft fans douleur, étant brûlé ou pilé, il ne fent point de mal; étant terraffe, il n'eft point abattu; étant vendu, il ne peut être livré; étant efclave, il commande; étant expofé aux mépris des hommes, il regne; dans un corps accablé d'années & d'infirmi tés, il a toutes les graces de la beauté, fouffrant toutes les incommodités de la vie & demandant l'aumône, il est riche. Minerve ôte a Ulyffe les rides & la laideur de la vieilleffe; mais le fage eft beau, même en confervant ces rides: Hercule trouve dans fa vertu des reffources contre les épreuves de la plus rigoureufe fortune; mais le fage ne peut être expofé aux coups de la fortune.

Plutarque ailleurs [] porte un jugement fort équitable de cette fecte: Si la doctrine des Stoïciens, dit-il, rencontre un efprit élevé, fier, & dur, elle eft fort dangereufe, mais fi elle tombe en un efprit profond & doux, il n'eft pas douteux qu'elle ne lui foit d'un grand fecours, pour le guider dans le chemin du bonheur & de la vertu. Epiêtéter abattit beaucoup de l'orgueil Stoïcien [k], & orna cette fecte d'une morale fublime , par le commerce qu'il eut avec les Chré

tiens

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Des Pyrrhoniens.

SOMMAIRE.

1. De Pyrrhon. 2. De la philofophie Pyrrhoniéne. 3. De de la différence: de la feconde académie & du Pyr. rhonisme. 4. Nul Pyrrhorien de bonne foi. 5. Des Pyrrhoniens modernes.

Pr

r.

rhon.

Yrrhon natif d'Elée a été contemporain d'Arcéfilas, de Zé- De Pyre non, de Théophrafte, d'Epicure 11 vivoit vers la cent dixiéme Olympiade, trois cents quarante ans avant Jésus-Chrift. Il fut difciple de Dryfon, & enfuite d'Anaxarque d'Abdére. Il pouffa plus loin qu'aucun philofophe [ a ] l'irréfolution & l'incertitude; mais il mettoit de la différence entre la recherche de la vé rité, & les ufages communs de la vie, entre philofopher, & fe conduire à l'ordinaire. Il fe laiffoit entraîner par les loix & les coutumes, fans former aucun jugement, ni adhérer à aucune opinion. Il fut bien éloigné d'être tel, qu'on l'a voulu repréfenter, n'évitant aucun périk, ne fe détournant pas de fon chemin à la rencontre d'un chariot ou d'un précipice, ne chaffant pas les chiens qui le vouloient mordre, fuiant la compagnie des hommes, errant, fo. litaire, ou demeurant immobile dans:

[Plurarg. vie de Cléoméme.

[k] Rapin.t. 2. réfléx. fur la morale. §. &

[a] Lucien, dial, des fect, à l'en an..

le même état. Une pareille conduite lui a été attribuée, pour le tourner en ridicule, par des perfonnes peu fincéres ou mal informées: & une preuve du contraire eft que fes citoïens lui déférérent une des plus importantes magiftratures de la ville; qu'ils accordérent en fa faveur l'e xémption des charges publiques aux philofophes; que les Athéniens lui donnérent droit de bourgeoifie ; & qu'il reçut des préfents d'une grande valeur de la part d'Alexandre.

Pyrrhon a vécu 90. ans, & cette longue vie porte encore à croire qu'il n'étoit pas fi infenfé dans fes actions, que dans fa doctrine. On raconte cependant qu'aïant trouvé fon maître Anaxarque dans un foflé, il paffa outre, fans lui offrir aucun fecours; & Anaxarque lui-même avoua que cet te indifférence étoit un fort beau trait de philofophie.

Pyrrhon étoit regardé comme un homme affranchi de toute paffion, & fupérieur à l'humanité. Il lui arriva un jour, dit-on, de fe défendre contre un chien, & il en cut honte. Il corrigea une action naturelle par une paffion blâmable, & il montra par cet exemple, que l'excés n'eft jamais d'accord avec foi-même. Euryloque un de fes difciples, foutint mal cette incapacité d'être ému, que les Grecs nomment en un feul mot ataraxie; car étant tranfporté de colére contre un cuifinier, qui lui avoit fait un mauvais ragout, il le pourfuivit, une broche à la main, jusques dans le marché d'Elée.

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Sextus Empiricus [e] a divifé la philofophie en trois branches, prémiérement de ceux qui fe vantent d'avoir trouvé la vérité: il les appelle les dogmatiques; tels font les fectateurs d'Ariftote, de Zénon, d'Epicure. Secondement de ceux qui eftiment que la vérité eft introuvable, comme Clitomaque, Carnéade, & le plus grand nombre des Académiciens. Troifiémement de ceux qui la cherchent, fans fçavoir s'il eft poffible de la trouver ou non: ces der niers font les Sceptiques, ou Pyrrho niens.

Pyrrhon n'a rien écrit; fes difciples ont laiffé des ouvrages, qui ont été combattus, non feulement par l'extravagance de leurs principes mais encore par leurs perpétuelles contradictions avec ces principes.

2.

Les Pyrrhoniens fe gardoient de tomber dans aucune affertion, même, De la phiPyrrhon dans une tempête, voïant négative. S'ils étoient preffés par lesPyrrhonica

lofophie

пе.

V 3

[b] Sceptique de axon 709a, confidérer. [c] Zure, chercher.

[d] A'πoptiv, douter.

[e] Sext. Empir. Pyrrhon, hyporyp.lib.1.c.1

bjections du fentiment de voir, de penfer, d'exifter, ils répondoient qu'ils ne fçavoient ce que c'étoit que la lumiére, ni la penfée, ni l'être, ou le néant. Ils n'admettoient aucune ré gle de difcerner la vérité, & ils re gardoient toute forte de raifonne ments, comme également frivoles [f]: quelques raifons qu'on leur oppofit, ils en alléguoient de contraires [g]; pour favorifer une opinion oppofée les hommes, felon eux, ne devant rien affirmer, rien définir, rien juger. Ils n'avançoient cette derniére propofition, que par maniére de doute, & ils la comparoient à une médecine, qui ne chaffe pas feulement [b] de notre corps les mauvaises humeurs, mais qui fe chaffe elle-même, avec les humeurs qu'elle a rencontrées.

Les Pyrrhoniens auroient donc befoin d'un langage nouveau; car les façons de parler ordinaires font formées de propofitions affirmatives, qui ne leur conviennent pas: ainfi quand ils difent: Je doute, ils veulent faire entendre, qu'ils font même incertains s'ils doutent. Ils n'admettoient rien de vrai, ni de faux car comme, felon eux, les préjugés, les coutumes, les fantaifies des hommes font regarder par les uns comme vrai, ce que les autres eftiment faux, il faudroit que toutes chofes fuffent vraies, & fauffes en même temps.

Le but de la Sceptique, eft de ren

dre l'efprit parfaitement tranquille & de déraciner les paffions: ceux qui admettent des biens, & des maux, font continuellement agités du défir, qui les entraîne vers les uns, & de la crainte qui leur fait éviter les au tres; mais celui qui doute, s'il y a dans la nature aucun bien, ou aucun mal, n'eft pas fufceptible de trouble.

L'homme n'eft pas exempt par la philofophie, des impreffions que les fens reçoivent, comme celles du froid, & du chaud, mais le Pyrrhonien n'ajoute pas à ces impreffions [i] le ju gement que le froid, & le chaud foit un bien, ou un mal'. Le Sceptique. a la perception, & l'intelligence à la manière des autres hommes, mais it en demeure là, il n'admet aucune conviction, il ne porte même aucun ju.. gement, & n'a aucune opinion. It examine toutes les décifions [k 1 des. dogmatiques, mais en fufpendant toujours fon jugement, & en cherchant continuellement la verité. Pour entre tenir cette continuelle fufpenfion ou indétermination, il oppofe les apparences aux apparences, les raifonnements aux raisonnements, ou les raisonnements aux apparences.

Les Pyrrhoniens rejettoient les témoignages des fens, & les opérations. de l'entendement, doutant même fi les fens & l'entendement exiftent, Ils. prétendoient tirer de grands avanta

[ 4 ] Συστάσεως δέ τῆς Σκεπτικῆς ἐστι ἡ μάλιστα το παντί λίγῳ λόγον ἶσοιν αντικεῖσθαιSext. Εmpir.Pyrrhon.hypot.lib.Ι.c.6m [g] Sic Protagoras ait de omni re in utramque partem difputari poffe ex æquo, & de hâc ipfâ, an omnis res in utramque partem difputabilis fit: Sen. apist. 88.

[ 6 ] Καθάπερ, τα καθαρτικὰ τῶν φαρ μάκων & μόνον τὰς χυμὲς ὑπεξαιρεί τι σώματος, αλλά και ἑαυτὰ τοις χυμοῖς συ vaya. Sext. Empir. Pyrrhon. hypotyp. lib.

1. c. 28.

[i] Sext. Empir. ib. lib. 1. c. 12.. [4] Sext, Empir. lib. 2. c. 1

gés des contradictions des Dogmatiques. Les opinions, difoient-ils, qu'on eftime aujourd'hui des vérités, & qui ont fuccedé à d'autres opinions contraires, feront peut-être détruites à l'avenir par de nouvelles décou

vertes.

Parmi les Dogmatiques, Dicéarque a foutenu qu'il n'y a point d'en tendement, Gorgias a affirmé que rien n'exifte. En fuppofant que l'enten. dement exifte, qui pourroit connoître fa nature? Qui pourroit expliquer quelle eft fa fubftance, & en quel lieu il réfide? Les hommes ne peuvent fonder aucune croïance fur un moïen auffi éloigné de leur connoiffance. Cet entendement non feulement eft guidé par des fens trompeurs, mais il ajoute encore aux erreurs des fens, celles qui lui font particuliéres, comme lorfque de ce principe, que le miel paroît doux aux uns, & amer aux autres, Démocrite en tire cette conclufion, que le miel n'est ni doux ni amer, & qu'Héraclite en infére, que le miel eft doux & amer en même temps. » Pour ju"ger des apparences que nous rece»vons des fujets, dit Montagne [], » il nous faudroit un inftrument ju»dicatoire; pour vérifier cet inftru»ment, il y faut de la démonftra"tion, pour vérifier la démonftra» tionun inftrument: nous voilà au rouët. Les Pyrrhoniens ajoutoient qu'il ne peut pas y avoir plus de vraisemblance que de [m] vérité. Car la vraifemblance eft la reffemblance de la vérité: s'il n'y a point de vérité, il n'y a donc point de vraisemblance, puifque pour juger de la reffemblance du

portrait de Socrate, il faut connoître la figure de Socrate.

3.

De la diffe

cadémie &

C'est une ancienne queftion & fort débattue par plufieurs auteurs Grecs, rence de l de fçavoir, en quoi confifte la diffé- feconde Arence de la feconde académie, & du du Pyrrhe Pyrrhonifme. Plutarque avoit fait un nilme. traité fur ce fujet qui eft développé avec beaucoup de fubtilité dans Sextus Empiricus, & dans le traité moderne de la foibleffe de l'efprit humain.

Les Académiciens difoient que les apparences du bon fe rencontroient dans certaines chofes, & les appa

rences du mauvais dans d'autres; les Sceptiques regardoient toutes fortes d'apparences, comme indifférentes pour faire naître même aucune opinion de la bonté ou de la convenance d'une chofe préférablement à une autre, le choix des apparences n'étant qu'une conformité aux ufages. Les Académiciens propofoient une indétermination générale, & une fufpenfion de tout jugement, comme la meilleure maniére de philofopher; les Pyrrhoniens étoient indéterminés, fans donner aucune préférence à l'irréfolution fur l'affirmation. Les Académiciens difoient, par maniére de propofition affirmative, qu'ils ne fçavoient rien, & qu'ils ne fçavoient même pas, s'il eft poffible ou non de rien fçavoir; les Pyrrhoniens difoient les mêmes chofes, par forme de doute. Les Académiciens admettoient quelque forte de probabilité dans les ufages de la vie; les Pyrrhoniens s'y conformoient, fans y connoîrre aucune probabilité. Les Académiciens avoient du penchant vers quelques objets; les Sceptiques fe laiffoient en

[] Eff. de Montagn, liv. 2. c. 12.

[m] Sext. Empir,Pyrrhon.hypotyp.lib.2.c.7•

traîner par les exemples & par les coutumes, fans écouter aucun penchant, Les Académiciens, en excluant toute vraisemblance de jugements ou d'opinions, trouvoient quelque forte de vraisemblance dans les idées, & dans la manière de concevoir, les Sceptiques n'eftimoient pas les idées plus vraisemblables les unes que les autres, toute idée leur paroiffant également incompréhensible.

Il faut avouer cependant que la feconde Académie d'Arcéfilas, & la philofophie fceptique de Pyrrhon n'étoient qu'une même fecte, & que ce qui a donné lieu à leurs noms différents, a été que les fectateurs de Pyrrhon tenoient une échole particuliére, où ils reconnoiffoient Pyrrhon pour chef; au lieu que les fectateurs d'Arcéfilas reftoient dans l'Académie, & vouloient paffer pour difciples de Socra

te & de Platon.

Lorfqu'on objectoit aux Pyrrho. niens que la fceptique n'étoit pas une fecte, ils répondoient que fi l'on entendoit par une fecte, un choix, une préférence, un enchaînement d'opinions, la fceptique n'étoit point une fecte, mais que fi par le terme de fecte, on entendoit fimplement une inftitution fuivant laquelle, quoiqu'on fe conformât à des apparences de loix & d'ufages, & qu'on fe fervit même pour l'ordinaire des façons de parler communes, l'efprit cependant n'acquiefcât à aucune vérité, à aucun dogme, ni à aucune opinion, & ne portât aucun jugement, fur les conféquences de ce qui apparoiffoit, ni fur les

apparences mêmes, en ce cas la fcep tique étoit une fecte.

Toutes ces fubtilités de raifonnements fortent des bornes de la nature & de la raifon, & on peut trancher la difficulté, en difant qu'il faut être infenfé pour douter fincérement des vérités primitives, pour ne pas être perfuadés des principes, dont nous fentons une conviction intérieure ; & pour defavouer les notions, dont la lumiére luit naturellement à l'efprit. Pafchal [2] nie avec raifon qu'il puiffe y avoir un Pyrrhonien de bonne foi, Defcartes [] foutient que nous ne pouvons pas douter que nous n'exif tions.

4.

Nul P bonne foi

rhonien d

niens mo

Jean-François Pic comte de la Mirandole, qui ne fuccéda pas moins à DesPyrrho la fcience, qu'à la fouveraineté de fon dernes. oncle, renouvella dans le feiziéme fiécle la philofophie fceptique.Montagne dans le même fiécle, & la Mothe-leVayer confeiller d'état & précepteur de Gafton duc d'Orléans, dans le dernier fiècle, ont donné beaucoup de luftre à cette philofophie par leurs écrits.

La Mothe-le-Vayer, & l'auteur du traité de la foibleffe de l'efprit humain, ont foutenu (comme nous l'avons dé ja obfervé au fujet de la feconde Académie) qu'il n'y avoit point de meilleure difpofition pour récevoir les lu miéres de la foi, que cette philofo phie fceptique, où cette fufpenfion générale, qui chaffe de l'entendement toutes les opinions naturelles, pour ne le remplir que des vérités de la foi.

Mais

[n] Pafchal, dans fes pensées, c. 21, [o] Non poffe à nobis dubitari quin exi

ftamus, Cartes princip. philof part. 1.

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