Page images
PDF
EPUB

ventions plus propres à difputer, qu'à découvrir la vérité, le charactére de ces Sophiftes étant bien plus, de nourrir une guerre perpétuelle entr'eux, que de chercher de bonne foi à s'inftruire.

La philofophie fcolaftique ne s'eft prefque occupée, que d'opérations de F'entendement, de concepts, de précifions. La fubtilité des raifonements a été épuisée fur les queftions les plus frivoles. Le bel efprit d'Abélard [k] étoit fort infecté de cette contagion dialectique. C'est lui qui a introduit les petits logicaux. Vivés a heureufement terraflé toutes ces vaines fubtilités pédantefques & fcholaftiques.

Quant à la nouvelle dialectique de Raymond Lulle, on a dit aprés luimême [7], qu'elle feroit fort bonne du temps de l'Antechrift, pour répondre en termes amphibologiques, aux queftions qui feroient faites par cet impofteur ou de fa part. Comme fi l'on demandoit: Quelle eft votre croïance? en Dieu. Pourquoi ? parceque j'en juge ainfi. Pourquoi en portez-vous ce jugement? parce qu'il eft Dieu. Qu'eftce que Dieu? c'eft ce qui eft déïfié Pourquoi eft-il déïfié? parce que c'eft fon effence. La logique de Raymond Lulle n'eft qu'un jargon, un arrangement de mots, dans un ordre arbitraire[m]& qui n'a rien de réel.

La logique doit tendre à la jufteffe & à la clarté du difcours. Sa méthode de divifer & de définir eft bonne: mais quelquefois la fubtilité de fes divifions

[k] Eft fatis in titulo Petrus jacet hic Abelardus,

Cui foli patuit fcibile quidquid erat. Ses erreurs en théologie furent condamnées dans le concile de Sens, auquel Louis le jeune affifta en 1140.

[1] Naudé, apolog.c.14.

fait perdre de vûë l'objet du raifonnement; fouvent fes définitions font inutiles, obfcures, & pleines de confufion: il arrive que l'attention du lec. teur eft épuisée par teur eft épuisée par des préliminaires de définitions & de divifions, & par des explications fuperfluës, avant que d'entrer en matière. Les livres philofophiques de Cicéron font fujets à ce défaut.

On ne peut définir les idées fimples, ni expliquer les notions naturelles, fans leur faire perdre beaucoup de leur clarté. On prétend me faire connoître la chofe définie, par fon genre & par fes differences: fi je connois le genre, & les différences d'une chofe, je connois encore mieux la chofe même, aulieu qu'il arrive fouvent que je connois une chofe, fans connoitre fon genre & fes differences. Définir, c'eft fou. vent multiplier les difficultés, Car fi vous définiffez l'homme un animal raifonnable, je demande ce que c'eft qu'animal, & que raifon Si vous me définiffez l'animal une fubftance qui a du mouvement & du fentiment, je demande, ce que c'eft que fubftance, que mouvement & que fentiment. Chaque définition aiant un genre, & une ou plufieurs différences, le genre & les différences auront toujours befoin de définitions nouvelles, & ainfi le progrés de la difficulté ira à l'infini. C'eft une généalogie, qui n'a que deux quartiers au prémier dégré, & qui eft chargée de cent vingt-huit quartiers dés le feptiême degré.

Pour

[m] Pierre Montuus prétend que cette méthode peu fenjée à été copiée d'un philofophe Arabe nommé Abezebron ? qui la propofoit comme un moïen propre à em baraffer l'Anthechrift, quand il viendroir au monde. Petr. Montuus de unius legis veritate, c. 55.

Pour juger de l'obfcurité & de la confafion qui résulte des définitions, il n'y auroit qu'à fubftituer les termes de la définition aux chofes définies, en exprimant les penfées les plus fimples: par exemple, pour demander à un paffant s'il a rencontré un homme monté fur un cheval, fi je m'expliquois ainsi : O animal mortel & raifonable, as-tu rencontré un animal rifible, aïant les ongles larges, capable de fcience & de politique, dont la substance consistant en longueur, largeur & profondeur, & qui a du mouvement & du fentiment, fût portée par un animal à quatre piés, aïant la faculté de hennir: ne feroit-il pas ridicule de réduire cet ridicule de réduire cet homme par ce galimatias, à ne fça voir que répondre à une queftionfi claire en elle-même? Le goût de ces fubtilités a infpiré beaucoup de vanité aux dialecticiens de profeffion, comme fi la faculté de raisonner qui diftin gue l'homme de la bête [n] excelloit

en eux.

Les raisonnements de la plupart des hommes feroient fort éloignés de tou te erreur, fi la dialectique d'Ariftote avoit apporté autant d'utilité, qu'elle a fait des progrés. La plupart des erreurs né confiftent pas à tirer des mauvaifes conféquences, mais à porter de faux jugements, dont s'enfuivent les mauvaises conféquences. C'est à quoi l'ancienne logique a peu cherché de remédes.

Le grand principe de la logique de

Tom. I.

[n] On attribue à saint Bruno deux vérs s par lefquels il femble qu'il mette au rang des grenouilles des corbeaux, tours ceux qui font ignorants en logique. Ces deux vers rimés léonins font marqués au coin des fiécles les plus groffiers & les plus barbares.

Linquo Coach ranis,Cras corvis vanaque vanis :

Ad logicam pergo, quæ mortis

Defcartes, eft l'analyfe, qu'il emploie à décompofer à décompofer, pour ainfi dire, les objets du raifonnement, afin de les mieux connoître. Sa méthode confiste à conduire les penfées par ordre, allant des plus fimples, aux plus compofées.

Puifque les hommes font bien plus trompés par les faux principes, que par les fauffes conféquences, la véritable logique [o] eft de nous montrer les fources de nos erreurs; de déraciner les préjugés introduits, ou par l'éducation, ou par les paffions; de nous tenir en garde contre les féductions de l'amour propre; de nous affranchir de l'autorité des opinions vulgaires; de nous apprendre à éviter la précipitation de nos jugements, & à mefurer les degrés de notre conviction par les degrés de l'évidence: car quoiqu'une chofe ne puiffe pas être en foi plus vraie l'une que l'autre, il eft certain que la force plus ou moins grande des preuves ou des préfomptions, doit nous déterminer à y ajoûter plus ou moins de croïance. La véritable logique doit bannir l'opiniâtreté, & nous faire éviter la reffemblance de ces pédants pointilleux, que Cicéron appelle des hommes [p] livrés à l'opinion, & qui, felon Quintilien [9], regardent comme un crime de changer de fentiment, comme s'ils y étoient attachés par les liens d'un ferment, ou par les entraves de la fuperftition. Le fucceffeur d' Ariftote dans le Ly

S

non timet ergò. [o] Logiq. du Portroial; [p] Opiniofiffimi homines. Cic. Acad. quaft. lib.4.

[9] Quique velut Sacramento rogati, vel etiam fuperftitione conftricti, nefas ducunt à fufceptâ femel perfuafione difcedere, Quintil. inftit, oratoriar, lib, 12, 6, 15g

De Thea phrafte.

cée a été Théophrafte d'Eréfe, ville de l'ifle de Lesbos. C'eft celui, dont il nous refte des charactéres traduits par la Bruyère, à la tête des charactéres de ce fiécle. Il fe nommoit Tyrtame, mais fon éloquence lui fit donner [r] le nom de Théophrafte [s]. Il paffa fa vie à Athénes, & Cicéron, dans le livre des orateurs illuftres, fait mention de la douceur de fon ftyle. Il lui arriva cependant une avanture un peu mortifiante. Après avoir vieilli à Athénes, il demanda le prix de quelque légume, à une vendeufe d'herbes dans le marché: O étranger [], lui répondit cette femme, qui s'apperçut qu'il lui manquoit je ne fçai quoi d'Attique. Théophrafte connut ainfi, que la plus longue application ne pouvoit acquérir, ce que la nature donnoit aux perfonnes mêmes les plus viles, parmi ce peuple poli.

[ocr errors]

Théophrafte avoit plus de deux mille difciples dans le Lycée. Les plus re nommés furent Straton de Lampfa que, & Démétrius de Phalére. L'Archonte Sophocle [u], fils d'Amphielide, fous prétexte d'une éxacte po lice, & d'empêcher les affemblées tumultueules, défendit à peine de mort à aucun philofophe d'enseigner dans les écholes. Mais l'année fuivante, Philon aïant fuccédé à Sophocle, le peu. ple abrogea cette loi odieufe, condamna Sophocle à une amende de cinq talents, & rétablit Théophrafte & les autres philofophes, dans la liberté d'enfeigner.

Ce difciple d'Ariftote plus heureux que fon, maître & que plufieurs autres philofophes, qui l'avoient précédé,

[blocks in formation]

aiant été accufé d'impiété, Agnonide fon accufateur courut rifque d'être pu. ni lui-même de la témérité, qu'il avoit euë de fufciter cette accufation: & le même peuple, qui avoit fait mourir Socrate, qui avoit condamné plufieurs autres philofophes, & dont Ariftote n'évita la rigueur que par la fuite, bien loin d'être fufceptible d'aucun foupçon contre Théophrafte, ne lui marqua au fujet de cette accufation, que de l'af fection & de l'eftime. Il fut chéri de Caffandre, qui régna en Macédoine aprés Aridée frère d'Alexandre le grand; il eut auffi part aux bonnes graces du roi d'Egypte Prolémée, fils de Lagus.

Cicéron [] rapporte que Théophrafte en mourant, fe plaignit de la nature, de ce qu'elle avoit accordé aux corneilles & aux cerfs une vie fi longue & fi inutile, au-lieu qu'elle avoit borné les hommes à une vie trés-courte, dont le peu de durée leur ôtoit les facultés d'atteindre à la perfection des fciences & des arts. Diogène de Laerce fait l'énumération de plus de deux cents traités différents compofés par Théophrafte.

10.

écrits d'

Ariftote, avant que de mourir, avoit confié les écrits à Théophrafte, avec Sort des défenfe de les rendre publics: car on riftote. n'enfeignoit que par tradition dans le Lycée. Théophrafte transmit les ouvra. ges d'Ariftote à Nélée, avec la même condition de les tenir fecrets. Athénée [x] rapporte que Prolémée Philadelphe acheta de Nélée les ouvrages d'Ariftote, mais Nélée ne vendit à ce roi que des écrits fuppofés, & les vérita

[u] Sophocle fils d'Amphiclide ne doit pas être confondu avec Sophocle le poëte tragique qui eft plus ancien.

[u] Cic. Tufcul. quæft. lib. 3. [x] Athén, déipnof, liv.s

bles demeurérent cachés dans un caveau, en proie aux mittes & aux vers. Long-temps après, les ouvrages d'Ariftote furent vendus à un Athénien[z], nommé Apellicon, & Sylla s'étant rendu maître d'Athénes, environ deux cents cinquante ans après la mort d'Ariftote, il s'empara de la bibliothéque [a] d'Apellicon, & fit transporter à Rome les écrits d'Ariftote, avec ceux des autres philofophes qu'Apellicon avoit raflemblés. Aprés la mort de Sylla [b], les écrits d'Ariftote tombérent entre les mains d'un grammairien, nommé Tyrannion, qui les avoit connus par la liaison, qu'il avoit euë avec le bibliothécaire de Sylla; & Andronicus Rhodien, qui avoit été élevé dans le Lycée, étant venu à Rome, acheta ces écrits, & s'appliqua à les tirer de la confufion & du défordre, & à rétablir plufieurs endroits corrompus & effacés, du temps de Cicéron qui dit à Trébatius, au commencement de fes Topiques, que parmi les philofophes même, il y en avoit trèspeu qui connuffent Ariftote. Cicéron témoigne une grande eftime [c], pour cette philofophie Péripatéticienne qui embraffe, dit-il, toute la nature.

On ne reconnoît plus les ouvrages d'Ariftote, à la defcription que CiceFon & Diogène de Laerce nous en ont laillée. Cicéron dans fes lettres à fon frére Quintus, à Lentulus, & à Atticus, dit qu'il compofe fes traités en

[y] Strabon les appelle κατάκλεισα βιβλία parce qu'ils demeurérent long-temps enfermés fous la clef Salmaf. in Tertull, de pallio. [z] Strab. lib. 13.

[a] Plutarch.in Sylla.

[b] Rapin.compar. de Platon & d'Ariftot. réflex. fur la philof

[] Naturam à Perripateticis fic inveftigatam, ut nulla pars cœlo, terrâ, marique prætermifla fit. Cic, de finib, lib. 5.

forme de dialogue à la maniére d'Ariftote, & qu'il imite encore ce philofophe en mettant', comme lui, des préfaces à la tête de les ouvrages. On ne retrouve plus aujourd'hui dans Aristote, ni cette forme de dialogues, ni ces préfaces.

Curion ancien auteur a cru qu'il n'y avoit de véritables ouvrages d'Ariftote que l'hiftoire des animaux, le livre du ciel, & la réthorique: mais plufieurs critiques modernes rejettent le livre du ciel, comme contraire aux principes d'Ariftote, & ils attribuënt la rhétorique à Anaximéne de Lampfaque, qui fut auffi précepteur d'Alexandre; au-lieu que le livre de l'interprétation, les analytiques, la phyfique, les livres fur l'ame leur paroif fent pleins de ce génie d'Ariftote, que les fçavants y reconnoillent. Jean-Fran çois Pic comte de la Mirandole a foûtenu [d] qu'il étoit trés-incertain, qu'Ariftote eût compofé aucun des livres, que nous avons fous fon nom. François Patritius, noble Vénitien [e] aprés une profonde recherche & une grande difcuffion, conclut qu'il n'y a que quatre traités hors de doute & de foupçon; fçavoir celui des méchani. ques, & les trois contre Zénon, Gorgias, & Xénophane. Ammonius dans fon commentaire fur les Catégories obferve qu'on voioit dans la fomptueufe bibliothéque des Prolémées à Alexan drie, quarante différents traités d'Ana→ S 2

Sed quis omnium doctior? quis acutior? quis in rebus vel inveniendis, vel judicandis acrior Ariftotele fuit? Cic.

Cùm omnis ratio diligens differendi duas habeat partes, unam inveniendi, alteram judicandi, utriufque princeps, ut mihi quidem videtur, Ariftoteles fuit.Cic.

[d] Joann. Francif. Mirandul, de exam. vanit, dofir. gent. lib. 4. c. 5 [e]Francife-Patrit,difcuff Peripatet t.x.lib.3.

I

lytiques, qui touts portoient le nom d'Ariftote, quoiqu'il n'en cût compofé que quatre. Plufieurs fçavants croient que nous n'avons aucun des ouvrages originaux d'Ariftote, mais qu'aïant été traduits en Arabe, avant que les originaux Grecs fuflent perdus, ils ont été remis en Grec, fur la traduction Arabe.

Le plus célébre des commentateurs d'Ariftote parmi les Grecs, a été Alé xandre d'Aphrodifée; & parmi les Arabes, Averroes qui a été nommé fimplement le commentateur par excellence. S. Thomas [f] témoigne beaucoup de mépris pour fes ouvrages. Vivés, conformément à l'opinion de faint Thomas, traite le commentateur comme un ignorant, qui a entiérement défiguré & corrompu la philofophie d'Ariftote. Alexandre d'Aphrodifée vivoit vers le commencement du troifiéme fiécle, Averroës vers le millieu du douzieme. Les autres commentateurs d'A riftote, les plus renommés ont été Themiftius, furnommé Euphradés, à caufe de l'élégance de fan style, qui a vécu du temps des empereurs Jovien, Valens,& Valentinien; Olympiodore philofophe d'Alexandrie, qui a vécu vers l'an 480. fous les empereurs Leon & Zenon; Proclus de Lycie difciple d'Olympiodore; Philoponus contemporain de Proclus; Ammonius, difciple de Proclus; & Simplicius [g]qui a vécu peu aprés fous l'empire de Juftinien.

Patritius compte plus de douze

[f] Averroes non tam fuit Peripateticus, quàm philofophiæ Peripateticæ depravator. S. Thom, opufcul. 16.contr. Averroift.

[g] Suid. in voc. Daμaonies.

[b] S. Juftin. dialog. contre Tryphon, S. Clém, d' Alex. dans l'exhortat. aux Gentils; S Irénée contre les héréfies; Eufébe dans

mille volumes compofés fur la feule philofophie d'Ariftote. Les fiécles de groffiéreté & d'ignorance en Europe, furent des fiécles d'érudition, pour l'Arabie & pour l'Egypte. La philofophie y fut confervée, & ces philofophes Arabes s'appliquoient furtout à la logique, à la médecine, & à l'aftronomie. Il s'y forma une foule de commentateurs d'Ariftote, Alfarabe, Algazel, Albumazar, Maimonide, Alkind, Avicenne. Jean François comte de la Mirandole affure que les Arabes aïant connu Ariftote, abandonnérent touts les autres auteurs.

[ocr errors]

Revolu

d'Ariftote.

La fecte d'Ariftote a passé par bien. des révolutions. Les Chrétiens des trois tions de la prémiers fiécles furent moins favora-philotophe bles à Ariftote, qu'à Platon. Origene, dans fon traité contre Celfe, décria Ariftote parmi les Chrétiens. La plupart des péres de l'églife [b] entrérent dans les mêmes fentiments. Ariftote paroiffoit donner trop au raifonnement, & éloigner fes difciples de la foumiffion que la foi demande. Le charactére pointilleux de fa dialectique étoit rédouté; les hérétiques s'en fervoient pour foutenir leurs erreurs. S. Ambroife, dans le prémier livre des offices, dit que le Lycée cft plus à craindre, que les jardins d'Epicure.

Plufieurs faints & illuftres docteurs trouvérent cependant cette philofophie folide, & utile à la religion. Anatolius, qui fut depuis évêque de Laodicée, enfeigna la doctrine d'A

sa préparation évangélique ; S. Athanafe contre Macédonien; S. Bafile & S. Grégoire de Nyffe contre Eunomius; S. Grégoire de Nazianze dans fes oraisons 26. 3 3. S. Epiphane au liv. 2. des héréfies; Fauftin contre Les Ariens; S. Chryfoftome fur l'épitre aux Romains; S, Cyrille contre l'empereur Julien.

[ocr errors]
« PreviousContinue »