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une assiette calme et tranquille, sans qu'aucun contre-temps, aucun accident imprévu, aucun mécontentement pût donner atteinte à sa douceur, ni lui arracher aucune parole dure ou offensante.

Mais ce qu'il y avait en lui de plus grand et de plus véritablement royal', c'est l'intime conviction où il était que tous ses soins et toute son attention devaient tendre à rendre les peuples heureux, et que ce n'était point par l'éclat des richesses, par le faste des équipages, par le luxe et les dépenses de la table, qu'un roi devait se distinguer de ses sujets, mais par la supériorité de mérite en tout genre, et surtout par une application infatigable à veiller sur leurs intérêts et à leur procurer le repos et l'abondance. Il disait lui-même, en s'entretenant avec les grands de sa cour sur les devoirs de la royauté, qu'il faut qu'un prince se regarde comme pasteur ( et c'est le nom que l'antiquité 3 sacrée et profane donnait aux bons rois), qu'il doit en avoir la vigilance, l'attention, la bonté; veiller, afin que les peuples soient en sûreté; se charger des soins et des inquiétudes, afin qu'ils en soient exempts; choisir tout ce qui leur est salutaire, écarter tout ce qui leur peut nuire, mettre sa joie à les voir croître et multiplier, et s'exposer avec courage pour les défendre. Voilà, disait-il, la juste idée et l'image naturelle d'un bon roi. Il est raisonnable que ses sujets lui rendent tous les services dont il a besoin; mais il est encore plus raisonnable qu'il s'applique à les rendre heureux, parce que c'est pour cela qu'il est roi, comme un pasteur ne l'est que pour prendre soin de son troupeau.

En effet, c'est la même chose d'être à la république et d'être roi, d'être pour le peuple et d'être souverain. On est né pour les autres dès qu'on est né pour commander, parce qu'on ne leur doit commander que pour leur être utile. C'est le fondement et comme la base de l'état des princes, de n'être point à eux; c'est le caractère même de leur grandeur, d'être consacrés au bien public. Il en est d'eux comme de la lumière, qui n'est

1

Xenoph. Cyrop. 1. 1, p. 27.

2 Cyrop. 1. 8, pag. 210.

3 Pasces populum meum,» avait

dit Dieu à David (2 Reg. 5, 2). Homère, en une infinité d'endroits.

placée dans un lieu éminent que pour se répandre partout. Estce dégrader la royauté que d'en penser ainsi ?

Ce fut par le concours de toutes ces vertus que Cyrus vint à bout de fonder en assez peu de temps un empire qui embrassait un si grand nombre de provinces; qu'il jouit paisiblement pendant plusieurs années du fruit de ses conquêtes; qu'il sut se faire tellement estimer et aimer, non-seulement de ses sujets naturels, mais de toutes les nations qu'il avait conquises, qu'après sa mort il fut généralement regretté comme le père commun de tous les peuples.

Au reste, nous ne devons pas être étonnés que Cyrus ait été si accompli en tout genre ( on comprend assez que je ne parle ici que des vertus païennes), nous qui savons que c'est Dieu lui-même qui l'avait formé pour être l'instrument et l'exécuteur des desseins de miséricorde qu'il avait sur son peuple.

Quand je dis que Dieu a formé lui-même ce prince, je n'entends pas que ç'ait été par un miracle sensible, ni qu'il l'ait tout d'un coup rendu tel que nous l'admirons dans ce que l'histoire nous en apprend. Dieu lui avait donné un heureux naturel en mettant dans son esprit les semences de toutes les plus grandes qualités, et dans son cœur des dispositions aux plus rares vertus. Mais surtout il eut soin qu'on cultivât cet heureux naturel par une excellente éducation, et qu'on le préparât ainsi aux grands desseins qu'il avait sur lui. On peut dire, sans crainte de se tromper, que Cyrus dut ce qu'il y avait de plus grand en lui à la manière dont il fut élevé, qui, le confondant en quelque sorte avec le reste des sujets et le soumettant comme eux à l'autorité des maîtres, amortit en lui cet orgueil si naturel aux princes, lui apprit à écouter les avis et à obéir avant que de commander, l'endurcit au travail et à la fatigue, l'accoutuma à la sobriété et à la frugalité, en un mot, le rendit tel que nous l'avons vu dans toute sa conduite, doux, modeste, honnête, affable, compatissant, ennemi du faste et des délices, et encore plus de la flatterie.

Il faut avouer qu'un tel prince est un des plus précieux présents que le ciel puisse faire à la terre. Les infidèles mêmes l'ont reconnu, et les ténèbres de leur fausse religion n'ont pu leur

cacher ces deux vérités : que Dieu seul donnait les bons rois, et qu'un tel don en enfermait beaucoup d'autres, parce que rien n'est plus excellent que ce qui ressemble le plus parfaitement à Dieu, et que l'image la plus noble de la Divinité est un prince juste, modéré, chaste, réglé dans ses mœurs, et qui ne règne que pour faire régner la vertu. C'est le portrait que Pline nous a laissé de Trajan, qui ressemble bien à celui de Cyrus'. Nullum est præstabilius et pulchrius Dei munus erga mortales, quam castus, et sanctus, et Deo simillimus princeps.

Quand j'examine de près la vie de notre héros, il me semble qu'il a manqué à sa gloire un trait qui l'aurait beaucoup relevé; ç'aurait été d'être livré pendant quelque temps à quelque grande disgrâce, et d'avoir quelque revers subit de fortune à essuyer. Je sais que l'empereur Galba, en adoptant Pison, lui disait que la prospérité a un aiguillon et une pointe infiniment plus perçante que l'adversité, et qui met l'âme à une tout autre épreuve : Fortunam adhuc tantum adversam tulisti; secundæ res acrioribus stimulis explorant animos 2. Et la raison qu'il en apporte, c'est que, le malheur accablant l'âme de tout son poids, elle se roidit et rappelle toutes ses forces au lieu que la prospérité, l'attaquant d'une manière sourde, lui laisse toute sa faiblesse, et lui insinue un poison d'autant plus dangereux qu'il est plus subtil: quia miseriæ tolerantur, felicitale corrumpimur.

Il faut pourtant avouer que l'adversité, quand elle est portée avec dignité et noblesse, et surmontée par une patience invincible, ajoute un grand éclat à la gloire d'un prince, et lui donne lieu de déployer bien des qualités et des vertus qui seraient demeurées ensevelies dans le sein de la prospérité : une grandeur d'âme indépendante de tout ce qui lui est étranger, une constance immobile et à l'épreuve des plus rudes coups, un courage intrépide qui s'anime à la vue du danger, une fécondité de ressources qui naît des contre-temps mêmes, une présence d'esprit qui envisage tout et donne ordre à tout, enfin une fermeté d'âme qui se suffit à elle-même et qui est capable de soutenir les autres.

A Paneg. Traj.

2 Tac. Hist. 1. 1, c. 15.

Cette sorte de gloire a manqué à Cyrus 1. Il nous apprend lui-même que pendant tout le cours de sa vie, qui fut assez longue, jamais aucun accident fâcheux n'en troubla la douceur, et que tout lui avait réussi comme il pouvait le souhaiter. Mais il nous apprend en même temps une chose qui est presque incroyable, et qui était en lui la source de cette égalité d'âme et de cette modération qu'on ne pouvait se lasser d'admirer; c'est qu'au milieu d'une prospérité si constante, il conservait toujours au fond du cœur une crainte secrète dans la vue de ce qui pouvait lui arriver, laquelle ne lui permettait point de s'abandonner ni à une fierté insolente, ni même à une joie excessive.

Il me resterait à examiner un point décisif pour la réputation de ce prince, mais que je ne toucherai que légèrement : c'est la nature de ses victoires et de ses conquêtes; car si elles n'étaient fondées que sur l'ambition, l'injustice, la violence, Cyrus, loin de mériter les louanges qu'on lui donne, ne devrait être rangé que parmi ces brigands fameux de l'univers, ces ennemis publics du genre humain 2, qui ne connaissaient d'autre droit que la force, qui regardaient les règles communes de la justice comme des lois qui n'obligent que les particuliers, et qui aviliraient la majesté royale; qui ne bornaient leurs desseins et leurs prétentions que par l'impuissance d'aller aussi loin que leurs désirs; qui sacrifiaient à leur ambition la vie d'un million d'hommes; qui mettaient leur gloire à tout détruire, comme les torrents et les embrasements; et qui régnaient comme le feraient les ours et les lions 3, s'ils étaient les maîtres.

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Voilà ce que sont dans la vérité la plupart de ces prétendus héros que le siècle admire; et c'est par de telles idées qu'il faut corriger l'impression que les injustes louanges de quelques historiens et le sentiment de plusieurs personnes séduites par l'image d'une fausse grandeur font sur les esprits.

Je ne sais si ma prévention pour Cyrus m'aveugle, mais il me semble qu'il était d'un caractère tout différent de ceux dont je viens de tracer le portrait; non que je veuille le justifier en tout,

Cyrop. 1. 8, pag. 234.

2 « Id in summa fortuna æquius, quod validius. Et sua retinere, private domus de alienis certare, regiam laudem

esse. (TACIT. Annal. lib. XV, cap. 1.) 3 « Quæ alia vita esset, si leones, ursique regnarent? (SENEC. De clem. lib. 1, cap. 26.)

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ni l'exempter d'ambition, qui sans doute était l'âme de toutes ses entreprises: mais il respectait les lois, et savait qu'il y a des guerres injustes où celui qui les entreprend mal à propos se rend responsable de tout le sang qui y est répandu : or, une guerre est telle lorsque le prince n'y est porté que par le motif d'étendre ses conquêtes, ou d'acquérir une vaine réputation, ou de se rendre terrible à ses voisins.

Nous avons vu Cyrus 1, à l'entrée de la guerre, fonder uniquement l'espérance du succès sur la justice de sa cause, et représenter aux soldats, pour les remplir de courage et d'assurance, qu'ils n'étaient point les agresseurs, que c'était l'ennemi qui les avait attaqués, et qu'ils avaient droit à toute la protection des dieux, qui semblaient eux-mêmes leur avoir mis en main les armes pour marcher à la défense de leurs alliés, injustement opprimés. Quand on examine avec quelque soin les conquêtes de Cyrus, on reconnaît qu'elles furent presque toutes la suite des victoires remportées contre Crésus, roi de Lydie, qui était maître de la plus grande partie de l'Asie Mineure, et contre le roi de Babylone, qui l'était de toute la haute Asie et de beaucoup d'autres contrées, qui tous deux étaient les agres

seurs.

C'est donc avec raison que Cyrus est représenté comme un des plus grands princes qui aient paru dans l'antiquité, et son règne proposé comme le modèle d'un gouvernement parfait, qui ne peut être tel si la justice n'en est la base et le principe : Cyrus a Xenophonte scriptus ad justi effigiem imperii 2.

§ IV. Différences entre Hérodote et Xénophon
au sujet de Cyrus.

Hérodote et Xénophon, qui conviennent parfaitement dans ce qui peut être considéré comme le fond et l'essentiel de l'histoire de Cyrus, et surtout dans ce qui regarde son expédition contre Babylone et ses autres conquêtes, suivent des routes toutes différentes dans le récit qu'ils font de plusieurs faits très-importants, tels que sont la naissance et la mort de ce prince, et l'é

1 Xenoph. Cyrop. 1. 1, pag. 25.

2 Cic. 1. 1, epist. 1 ad Quint. fratr.

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