Page images
PDF
EPUB

que pour rendre service à ses citoyens il soit nécessaire de se donner beaucoup de mouvement, de haranguer le peuple, d'oc cuper les premières places, de commander les armées. Un sage vieillard, sans même sortir de sa maison, peut y exercer une sorte de magistrature, obscure et secrète à la vérité, mais qui n'en est pas moins importante, en formant la jeunesse par ses conseils, et lui traçant la route qu'elle doit tenir dans le maniement des affaires. Aristide, ajoute Plutarque, ne fut pas toujours en charge, mais il fut toujours utile à sa patrie. Sa maison était une école publique de vertu, de sagesse, de politique. Elle était ouverte à tous les jeunes gens d'Athènes qui avaient bonne volonté, et qui allaient le consulter comme un oracle. Il les recevait avec bonté, il les écoutait avec patience, il les instruisait familièrement, et s'appliquait surtout à leur relever le courage et à leur inspirer de la confiance. On marque en particulier qu'il rendit cet important service à Cimon, dont le nom depuis devint si célèbre.

Plutarque' partageait en trois âges la vie des hommes d'État, des hommes destinés à gouverner. Il voulait que dans le premier ils s'instruisissent des principes du gouvernement; que dans le second ils les missent en pratique, et que dans le dernier ils en instruisissent les autres.

L'histoire 2 ne nous dit rien de positif ni sur le temps ni sur le lieu de la mort d'Aristide; mais elle rend à sa mémoire un témoignage bien glorieux, en marquant que ce grand homme, qui avait eu les premières charges de la république, et qui avait manié les finances avec une autorité absolue, mourut pauvre, et ne laissa pas même de quoi se faire enterrer. Il fallut que L'État fît les frais de ses funérailles, et se chargeât de faire subsister sa famille. Ses filles furent mariées et Lysimaque, son fils, entretenu aux dépens du Prytanée, qui assigna aussi à la fille de ce dernier, après sa mort, le même entretien qu'on donnait à ceux qui avaient vaincu aux jeux olympiques. Plutarque 3 rap

Il applique à cette occasion ce qui se pratiquait à Rome, où les vestales passaient les dix premières années à apprendre leurs fonctions dans une espèce de noviciat, les dix suivantes à les exercer, et les dix autres à les enseigner aux

jeunes novices.

2 Plut. in Arist. p. 334-335. 3 Voyez au commencement de ce volume. Tom. II, pag. 252 de cette édition. L.

porte, à cette occasion, ce que firent les Athéniens en faveur de la postérité d'Aristogiton, leur libérateur, tombée dans la pauvreté; et il ajoute que de son temps encore, c'est-à-dire près de six cents ans après, ils faisaient paraître la même bonté et la même libéralité. Grand éloge pour une ville, de s'être conservée si longtemps généreuse et reconnaissante; et puissant motif pour enflammer le courage des particuliers, qui se voyaient assurés de laisser à leurs enfants les récompenses que la mort les aurait empêchés de recevoir eux-mêmes! Il était beau de voir les arrièreneveux des libérateurs et des défenseurs de la république, qui n'avaient reçu de leurs pères d'autre héritage que la gloire de leurs belles actions, entretenus encore longtemps après aux dépens du public, en considération des services que leur famille avait rendus à l'État. Ils subsistaient de la sorte bien plus honorablement, et rappelaient avec bien plus d'éclat la mémoire de leurs ancêtres, qu'une infinité d'autres citoyens, à qui leurs pères n'avaient songé qu'à laisser de grandes richesses, lesquelles pour l'ordinaire ne survivent pas de beaucoup à ceux qui les ont acquises, et ne laissent souvent à leur postérité que l'odieuse mémoire des injustices dont elles sont le fruit.

Le plus grand honneur que l'antiquité ait fait à Aristide est de l'avoir surnommé le Juste. Ce ne fut point quelque occasion particulière, mais le gros de sa conduite et le corps de ses actions qui lui valut ce titre illustre. Plutarque fait ici une réflexion bien remarquable, et que je ne crois pas devoir omettre.

De toutes les vertus d'Aristide, dit cet auteur sensé1, la plus connue, et celle qui se fit le plus sentir, fut sa justice, parce que c'est la vertu dont l'usage est le plus continuel, dont les fruits se répandent sur un plus grand nombre de personnes, et qui est comme le fondement et l'âme de tout emploi et de toute administration publique. De là vint que, quoique pauvre et du simple peuple, il mérita le surnom de Juste; surnom, dit Plutarque, véritablement royal, ou, pour mieux dire, véritablement divin, mais que les princes et les grands n'ambitionnent guère, parce qu'ils n'en connaissent pas la beauté et l'excellence. Ils aiment mieux qu'on les appelle des preneurs de 2 Poliorcètes, Ceraunus, Nicanor.

Plut. in vit. Arist. p. 321-322.

villes, des foudres de guerre, des vainqueurs et des conquérants, quelquefois même des aigles et des lions; préférant ainsi le vain honneur de ces titres fastueux, qui n'annoncent que violence et ravage, à la solide gloire de ceux qui marquent la bonté et la vertu. Ils ignorent, continue toujours Plutarque, que des trois principaux attributs de la Divinité, dont les rois se font honneur d'être l'image, je veux dire l'immortalité, la puissance, la justice; que de ces trois attributs, dont le premier excite notre admiration et nos désirs, le second nous remplit de crainte et de frayeur, le troisième nous inspire l'amour et le respect, le dernier est le seul qui soit véritablement et personnellement communiqué à l'homme, et le seul qui puisse le conduire aux deux autres, l'homme ne pouvant devenir véritablement immortel et puissant qu'en devenant juste.

il n'est pas

Avant que de reprendre la suite de l'histoire', hors de propos de remarquer que c'est à peu près dans le temps dont nous parlons ici que la réputation de la Grèce, plus célèbre encore par la sagesse de son gouvernement que par l'éclat de ses victoires, porta les Romains à avoir recours à ses lumières. Rome, formée sous les rois, manquait des lois nécessaires à la bonne constitution d'une république. Elle envoya 2 des députés pour rechercher les lois des villes de la Grèce, et surtout celles d'Athènes, plus conformes au gouvernement populaire, qui avait été établi depuis l'expulsion des rois. Sur ce modèle, dix magistrats, qu'on créa sous le nom de décemvirs avec une autorité absolue, rédigèrent les lois des Douze Tables, qui sont le fondement et la source du droit romain.

§ XVIII. Mort de Xerxès, tué par Artabane. Son caractère.

Les mauvais succès qu'avait eus Xerxès 3 dans son expédition contre la Grèce, et qui avaient continué depuis, lui abattirent enfin le courage. Renonçant à tout projet de guerre et de con

IAN. M. 3532. DE ROM. 302.

2

« Missi legati Athenas, jussique inclytas leges Colonis describere, et aliarum Græciæ civitatum instituta, mores, juraque noscere... Decem tabularum leges perlatæ sunt (quibus adjectæ postca due) qui nunc quoque in hoc im

menso aliarum super alias privatarum legum cumulo, fons omnis publici privatique est juris. » (LIV. lib. III, n. 31 et 34.)

3 AN. M. 3531. Av. J. C. 473. Ctes. cap. 2. Diod. 1. 11, pag. 52. Justin. 1. 3, cap. 1.

quête, il se livra entièrement au luxe et à la mollesse, et ne pensa plus qu'à ses plaisirs. Artabane, Hyrcanien de naissance, capitaine de ses gardes, et depuis longtemps un de ses premiers favoris, s'aperçut que cette conduite lui avait attiré le mépris de ses sujets, et crut que c'était une occasion favorable de conspirer contre son maître 2; et il porta ses vues ambitieuses jusqu'à se flatter de remplir sa place et de monter sur son trône. Une autre raison put bien aussi le porter à ce crime. Xerxès lui avait ordonné de faire mourir Darius, l'aîné de ses fils : l'histoire ne nous apprend point pour quelle raison. Comme cet ordre avait été donné au milieu d'un repas et dans la chaleur du vin, il crut que Xerxès l'oublierait, et il ne se hâta pas de l'exécuter. Mais il se trompa le roi se plaignit de n'avoir point été obéi. Artabane craignit donc son ressentiment, et crut devoir le prévenir. Il engagea dans son complot Mithridate, l'un des eunuques du palais, et grand chambellan du roi; et, par son moyen, il entra dans la chambre où couchait le prince, et le tua pendant qu'il dormait. De là il alla trouver Artaxerxe, troisième fils de Xerxès. Il lui apprit le meurtre de son père, et en chargea Darius, son frère aîné, comme si l'impatience de régner l'eût porté à commettre ce parricide. Il ajoutait que, pour se mettre pleinement en sûreté, son dessein était de se défaire encore de lui; qu'ainsi il était nécessaire qu'il se tînt sur ses gardes. Ces discours ayant fait sur Artaxerxe, encore jeune, toute l'impression que souhaitait Artabane, il alla sur-le-champ dans l'appartement de son frère, et, soutenu par Artabane et par ses gardes, il l'égorgea. Hystaspe, second fils de Xerxès, était celui à qui la couronne appartenait après Darius ; mais comme il se trouvait alors dans la Bactriane, dont il était gouverneur, Artabane mit Artaxerxe sur le trône, dans l'intention de ne l'y laisser que jusqu'à ce qu'il eût formé un parti assez fort pour l'en chasser et y monter lui-même. La grande autorité dont il avait joui lui avait acquis un grand nombre de créatures. Il avait outre cela sept fils 3. tous grands de taille, bien faits, pleins de force et de courage,

1 Ce n'est pas Artabane oncle de Xerxès.

2 Aristot. Politic. 1. 5, c. 10, p. 404.

3 Ctésias ne lui donne que trois fils (Persic. c. 30). — L.

et élevés aux plus grandes dignités de l'empire. Le secours qu'il s'en promettait était principalement ce qui l'avait porté à ce dessein ambitieux. Mais, pendant qu'il se hâtait de l'amener à sa fin, Artaxerxe, ayant découvert ce complot par le moyen de Mégabyze, qui avait épousé une de ses sœurs, travailla à le prévenir, et le tua avant qu'il eût pu exécuter sa trahison. Par sa mort ce prince s'affermit dans la possession du royaume.

Nous venons de voir périr Xerxès, un des princes les plus puissants qui aient jamais été. Je n'ai pas besoin de prévenir le lecteur sur le jugement qu'il en faut porter. On voit autour de lui tout ce qu'il y a de plus grand et de plus éclatant selon les hommes : le plus vaste empire qui fût alors sur la terre, des richesses immenses, des armées de terre et de mer dont le nombre paraît incroyable. Tout cela est autour de lui, non en lui, et n'ajoute rien à ses qualités naturelles. Mais, par un aveuglement trop ordinaire aux grands et aux princes, né dans l'abondance de tous les biens avec une puissance sans bornes, dans une gloire qui ne lui avait rien coûté, il s'était accoutumé à juger de ses talents et de son mérite personnel-par les dehors de sa place et de son rang. Il méprise les sages conseils d'Artabane, son oncle, et de Démarate, qui seuls ont le courage de lui dire la vérité, et il se livre à des courtisans adorateurs de sa fortune, et uniquement occupés à le flatter dans ses passions. Il mesure et prétend régler le succès de ses entreprises sur l'étendue de son pouvoir. La soumission servile de tant de peuples ne pique plus son ambition, et, dégoûté d'une obéissance trop prompte et trop facile, il se plaît à exercer sa domination sur les éléments, à percer les montagnes et à les rendre navigables, à châtier la mer pour avoir rompu son pont, à entreprendre follement d'en captiver les flots par des chaînes qu'il y fait jeter. Plein d'une vanité puérile et d'un orgueil ridicule, il se regarde comme le maître de la nature : il croit qu'aucun peuple n'osera attendre son arrivée; il compte avec une présomptueuse et folle assurance sur les millions d'hommes et de vaisseaux qu'il traîne après lui. Mais quand, après la bataille de Salamine 1, il vit les

« Stratusque per totam passim Græciam Xerxes intellexit, quantum ab

exercitu turba distaret. » (SENEC. de Benef. lib. VI, cap. 32.)

« PreviousContinue »