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vaient être élevés ou exposés, qui ne serait choqué de l'injuste et barbare coutume de prononcer un arrêt de mort contre ceux des enfants qui avaient le malheur de naître avec une complexion trop faible et trop délicate pour pouvoir soutenir les fatigues et les exercices auxquels la république destinait tous ses sujets? Est-il donc impossible, et cela est-il sans exemple, que des enfants, faibles d'abord et délicats, se fortifient dans la suite de l'âge et deviennent même très-robustes? Quand cela serait, n'est-on en état de servir sa patrie que par les forces du corps? et compte-t-on pour rien la sagesse, la prudence, le conseil, la générosité, le courage, la grandeur d'âme, en un mot, toutes les qualités qui dépendent de l'esprit 1? Omnino illud honestum, quod ex animo excelso magnificoque quærimus animi, efficitur non corporis viribus 2. Lycurgue lui-même a-t-il rendu moins de services et fait moins d'honneur à Sparte par l'établissement de ses lois que les plus grands capitaines par leurs victoires? Agésilas était d'une taille si petite et d'une mine si peu avantageuse, qu'à sa première vue les Égyptiens ne purent s'empêcher de rire et cependant il avait fait trembler le grand roi de Perse jusque dans le fond de son palais.

:

Mais ce qui est bien plus fort que tout ce que je viens de rapporter, un autre a-t-il quelque droit sur la vie des hommes que celui de qui ils l'ont reçue, c'est-à-dire que Dieu même? Et un législateur n'usurpe-t-il pas visiblement son autorité quand, indépendamment de lui, il s'arroge un tel pouvoir? Cette ordonnance du Décalogue, qui n'était autre chose que le renouvellement de la loi naturelle, Tu ne tueras point, condamne généralement tous ceux des anciens qui croyaient avoir droit de vie et de mort sur leurs esclaves et même sur leurs enfants.

2. Soin unique des corps.

Le grand défaut des lois de Lycurgue, comme Platon et Aristote l'ont remarqué, c'est qu'elles ne tendaient qu'à former un peuple de soldats. Ce législateur paraît en tout occupé du soin de fortifier les corps, nullement de celui de cultiver les esprits. 2 Cic. Offic. 1. 1, n. 66.

Cic. Offic. 1. 1, n. 79.

Pourquoi bannir de sa république tous les arts et toutes les sciences, dont un des fruits le plus avantageux est d'adoucir les mœurs, de polir l'esprit, de perfectionner le cœur, et d'inspirer des manières douces, civiles, honnêtes, propres, en un mot, à entretenir la société et à rendre le commerce de la vie agréable? De là vient que le caractère des Lacédémoniens avait quelque chose de dur, d'austère et souvent même de féroce : défaut qui venait en partie de leur éducation, et qui aliéna d'eux l'esprit de tous les alliés.

3. Cruauté barbare à l'égard des enfants.

C'était une excellente pratique à Sparte d'accoutumer de bonne heure les jeunes gens à souffrir le chaud, le froid, la faim, la soif, et d'assujettir 2 par différents exercices durs et pénibles le corps à la raison, à laquelle il doit servir de ministre pour exécuter ses ordres; ce qu'il ne peut faire s'il n'est en état de supporter toutes sortes de fatigues. Mais fallait-il porter cette épreuve jusqu'au traitement inhumain dont nous avons parlé? et n'était-ce pas une brutalité et une barbarie dans des pères et des mères, de voir de sang-froid couler le sang des plaies de leurs enfants et de les voir même souvent expirer sous les coups de verges!

4. Fermeté peu humaine dans les mères.

On admire le courage des mères spartaines, à qui la nouvelle de la mort de leurs enfants tués dans un combat non-seulement n'arrachait aucune larme, mais causait une sorte de joie. J'aimerais mieux que dans une telle occasion la nature se fît entrevoir davantage, et que l'amour de la patrie n'étouffât pas tout à fait les sentiments de la tendresse maternelle. Un de nos généraux, à qui, dans l'ardeur du combat, on apprit que son fils venait d'être tué, parla bien plus sagement. « Songeons, « dit-il, maintenant à vaincre l'ennemi; demain je pleurerai « mon fils. »

Omnes artes, quibus ætas puerilis ad humanitatem informari solet. » (Pro Arch. n. 4.)

2 Exercendum corpus, et ita affi

ciendum est, ut obedire consilio rationique possit in exequendis negotiis et labore tolerando. » (Lib. 1, de Off. n. 79.)

5. Excessif loisir.

Je ne vois pas comment on peut excuser la loi qu'imposa Lycurgue aux Lacédémoniens de passer dans l'oisiveté tout le temps de leur vie, excepté celui où ils faisaient la guerre. Il laissa tous les arts et tous les métiers aux esclaves et aux étrangers qui habitaient parmi eux, et ne mit entre les mains de ses citoyens que le bouclier et la lance. Sans parler du danger qu'il y avait de souffrir que le nombre des esclaves nécessaires pour cultiver les terres s'accrût à un tel point qu'il passât de beaucoup celui des maîtres, ce qui fut souvent parmi eux une source de séditions, dans combien de désordres un tel loisir devait-il plonger des hommes toujours désceuvrés, sans occupations journalières et sans travail réglé ! C'est un inconvénient qui n'est encore aujourd'hui que trop ordinaire parmi la noblesse, et qui est une suite naturelle de la mauvaise éducation qu'on lui donne. Excepté le temps de la guerre, la plupart de nos gentilshommes passent leur vie dans une entière inutilité. Ils regardent également l'agriculture, les arts, le commerce au-dessous d'eux, et ils s'en croiraient déshonorés. Ils ne savent souvent manier que les armes. Ils ne prennent des sciences qu'une légère teinture, et seulement pour le besoin encore plusieurs d'entre eux n'en ont aucune connaissance, et se trouvent sans aucun goût pour la lecture. Ainsi il n'est pas étonnant que la table, le jeu, les parties de chasse, les visites réciproques, des conversations pour l'ordinaire assez frivoles, fassent toute leur occupation. Quelle vie pour des hommes qui ont quelque esprit !

6. Dureté à l'égard des Ilotes.

Lycurgue serait absolument inexcusable s'il avait donné lieu, comme on l'en accuse, à la dureté et à la cruauté qu'on exerçait dans sa république contre les Ilotes. C'étaient des esclaves dont les Lacédémoniens se servaient pour labourer leurs terres. Non-seulement ils les enivraient pour les faire paraître en cet état devant leurs enfants, et pour inspirer à ceux-ci une grande horreur d'un vice si bas et si honteux; mais ils les traitaient

avec la dernière barbarie, et se croyaient permis de s'en défaire par les voies les plus violentes, sous prétexte qu'ils étaient toujours prêts à se révolter1. Dans une occasion que Thucydide rapporte deux mille de ces Ilotes disparurent tout d'un coup, sans qu'on sût ce qu'ils étaient devenus. Plutarque prétend que cette coutume barbare ne fut mise en usage que depuis Lycurgue, et qu'il n'y eut aucune part.

7. Pudeur et modestie absolument négligées.

Mais ce qui rend Lycurgue plus condamnable, et ce qui fait mieux connaître dans quelles ténèbres et dans quels désordres le paganisme était plongé, c'est de voir le peu d'égard qu'il a eu à la pudeur et à la modestie dans ce qui regarde l'éducation des filles3 et les mariages; ce qui fut sans doute la source des désordres qui régnaient à Sparte, comme Aristote 4 l'a sagement observé. Quand on compare à cette licence effrénée des règlements du plus sage législateur qu'ait eu l'antiquité profane la sainteté et la pureté des lois de l'Évangile, on comprend quelle est la dignité et l'excellence du christianisme.

On le comprend encore d'une manière qui n'est pas moins avantageuse, par la comparaison même de ce que les lois de Lycurgue semblent avoir de plus louable avec celles de l'Évangile. C'est une chose bien admirable, il faut l'avouer, qu'un peuple entier ait consenti à un partage de terres qui égalait les pauvres aux riches, et que par le changement de monnaie il se soit réduit à une espèce de pauvreté 5. Mais le législateur de Sparte, en établissant ces lois, avait les armes à la main. Celui des chrétiens ne dit qu'un mot : Bienheureux les pauvres d'esprit! et des milliers de fidèles, dans la suite de tous les siècles, renoncent à leurs biens, vendent leurs terres, quittent tout pour suivre Jésus-Christ pauvre.

1 Des jeunes gens armés de poignards se répandaient dans la campagne, et tuaient tous les lotes qu'ils rencontraient. C'est cette infâme chasse aux hommes qu'on appelait Cryptia. (PLUT. in Lyc. $28.) L.

2 Lib. 4 [c. 80.]

3 L'usage que Lycurgue établit de

faire paraître nues les jeunes filles dans certaines fètes, paraît avoir auparavant existé chez les Crétois, au témoignage de Platon. (Républ. V, pag. 452.) - L.

4 Lib. 2. de Rep. c. 9.

5 Voyez la note plus haut, p. 211. —L.

ARTICLE VIII.

Gouvernement d'Athènes. Lois de Solon. Histoire de cette république, depuis Solon jusqu'au règne de Darius I.

J'ai déjà remarqué qu'Athènes, dans sa naissance, eut des rois. Mais ils n'en avaient que le nom : toute leur puissance, presque restreinte au commandement des armées, s'évanouissait dans la paix. Chacun vivait maître chez soi, et dans une entière indépendance. Codrus, le dernier roi d'Athènes, s'étant dévoué pour le bien public, ses enfants, Médon et Nilée, disputèrent le royaume entre eux. Les Athéniens en prirent occasion d'abolir la royauté, quoiqu'elle ne les incommodât guère, et déclarèrent Jupiter seul roi d'Athènes 1, au même temps que les Juifs, ennuyés de la théocratie, c'est-à-dire d'avoir le vrai Dieu pour roi, voulurent absolument obéir à un homme.

Plutarque observe qu'Homère, dans le dénombrement des vaisseaux, ne donne le nom de peuple qu'aux seuls Athéniens: ce qui peut montrer que les Athéniens avaient dès lors beaucoup de penchant pour la démocratie, et que la principale autorité résidait déjà dans le peuple3.

A la place des rois ils avaient créé des gouverneurs perpétuels sous le nom d'archontes. La magistrature perpétuelle parut encore à ce peuple libre une image trop vive de la royauté 4, dont il voulait anéantir jusqu'à l'ombre même. Ainsi il réduisit cette charge à dix ans, et puis à un, dans la vue de ressaisir plus souvent l'autorité, qu'il ne transférait qu'à regret à ses magistrats.

[Pausan. Achaïc. c. 2.]

2 Codrus était contemporain de Saül. 3 C'est dans la vie de Thésée (§ 24), que Plutarque fait cette observation. Je la crois peu juste. Homère dans le passage allégué (II. B. 547), dit:

Οἱ δ ̓ ἄρ ̓ Αθήνας εἶχον, ἐϋκτίμενον πτολίεθρον.

Δῆμον Ερεχθῆος μεγαλήτορος..... Ce mot onμoç n'a réellement aucun rapport avec le gouvernement d'Athènes dira-t-on aussi qu'Homère, lors

qu'il se sert du mot dñuos en par-
A. 237 et N. 266), veut faire entendre
lant des Troyens : δῆμος Τρώων (Odyss.
que chez les Troyens le gouvernement
penchait vers la démocratie? Cette
observation de Plutarque se sent bien

de la manie des anciens, qui cher-
chaient toujours dans Homère des allu-
sions et des finesses auxquelles ce grand
poëte n'a jamais songé. — L.
[Av. J. C. 753 et 624.]

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