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inséparables de l'autorité souveraine, l'arrachèrent à lui-même et à ses bonnes inclinations: vi dominationis convulsus et mulatus.

§ III. Mauvaise éducation des princes, cause de la décadence de l'empire des Perses.

C'est encore Platon, le prince des philosophes, qui nous fournit cette réflexion; et l'on reconnaîtra, en examinant de près le fait dont il s'agit, combien elle est solide et judicieuse, et combien ici la conduite de Cyrus est inexcusable.

Jamais personne ne dut mieux comprendre que lui de quelle importance est la bonne éducation pour un jeune prince. Il en avait connu par lui-même tout le prix, et senti tout l'avantage 3. Ce qu'il recommanda avec le plus de soin à ses officiers, daus ce beau discours qu'il leur fit après la prise de Babylone pour les exhorter à maintenir leur gloire et leur réputation, fut d'élever leurs enfants comme ils savaient qu'on le faisait en Perse, et de se conserver eux-mêmes dans la pratique de ce qu'on y observait.

Croirait-on qu'un prince qui parlait et pensait ainsi eût été capable de négliger absolument l'éducation de ses enfants? C'est pourtant ce qui arriva à Cyrus. Oubliant qu'il était père, et ne s'occupant que de ses conquêtes, il abandonna entièrement ce soin aux femmes, c'est-à-dire à des princesses élevées dans un pays où régnaient dans toute leur étendue le faste, le luxe et les délices; car la reine, sa femme, était de Médie. Ce fut dans ce goût que furent élevés les jeunes princes Cambyse et Smerdis. Rien ne leur était refusé. On allait au-devant de tous leurs desirs. La grande maxime était de ne les contrister en rien, de ne les jamais contredire, de n'employer à leur égard ni remontrances, ni réprimandes. On n'ouvrait la bouche en leur présence que pour louer tout ce qu'ils faisaient et disaient. Tout fléchissait le genou et était rampant devant eux; et l'on croyait qu'il était de leur grandeur de mettre une distance infinie entre

'Tacit. Annal. 1. 6, c. 48. 2 L. 3, de leg. p. 694, 695.

3 Xenoph. Cyrop. 1. 7, pag. 200.

eux et le reste des hommes, comme s'ils eussent été d'une autre espèce qu'eux. C'est Platon qui nous apprend tout ce détail; car Xénophon, apparemment pour épargner son héros, ne dit pas un mot de la manière dont ces princes furent élevés, lui qui a décrit si au long l'éducation que leur père avait reçue.

Ce qui m'étonne le plus, c'est qu'au moins Cyrus, dans ses dernières campagnes, ne les ait pas menés avec lui pour les tirer de cette vie molle et efféminée, et pour leur apprendre le métier de la guerre; car ils devaient alors avoir quelque âge : peut-être les femmes s'y opposèrent-elles.

Quoi qu'il en soit, une telle éducation eut le succès qu'on en devait attendre. Cambyse sortit de cette école tel que l'histoire nous le représente, un prince entêté de lui-même, plein de vanité et de hauteur, livré aux excès les plus honteux de la crapule et de la débauche, inhumain et barbare jusqu'à faire égorger son frère sur la foi d'un songe; en un mot, un insensé, un furieux, un frénétique, qui mit l'empire à deux doigts de sa perte.

Son père, dit Platon, lui laissa en mourant de vastes provinces, des richesses immenses, des troupes et des flottes innombrables mais il ne lui avait pas donné ce qui pouvait les lui conserver, en lui en faisant faire un bon usage.

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Ce philosophe fait les mêmes réflexions sur Darius et Xerxès. Le premier, n'étant point fils de roi, n'avait pas été élevé mollement à la manière des princes, et il avait porté sur le trône une longue habitude du travail, une grande modération d'esprit, un courage qui ne fut guère inférieur à celui de Cyrus, et qui lui fit ajouter à son empire presque autant de provinces que celui-ci en avait conquises; mais il ne fut pas meilleur père que lui, et ne profita pas de la faute qu'il avait faite en négligeant l'éducation de ses enfants. Aussi, son fils Xerxès fut, à peu de chose près, un second Cambyse.

De tout ceci, Platon, après avoir montré qu'il y a une infinité d'écueils presque inévitables pour ceux qui sont nés dans le sein de la grandeur et de l'opulence, conclut que la principale cause de la décadence et de la ruine de l'empire des Perses a été la mauvaise éducation des princes, parce que ces premiers

exemples firent la règle, et influèrent sur presque tous les successeurs, sous qui tout dégénéra de plus en plus, le luxe des Perses n'ayant plus ni mesure ni frein.

S IV. Manque de bonne foi.

C'est l'historien Xénophon ' qui nous apprend que le manque de bonne foi fut une des causes du renversement des mœurs parmi les Perses, et de la destruction de leur empire. Autrefois, dit-il, le roi, et ceux qui gouvernaient sous lui, regardaient comme un devoir indispensable de tenir leur parole, et de garder inviolablement les traités où la religion du serment était intervenue; et cela à l'égard même de ceux qui s'en étaient rendus le plus indignes par leurs crimes et leur mauvaise foi et c'est une conduite si sage qui leur avait attiré une confiance entière de la part de leurs sujets et de tous les peuples voisins. Voilà un grand éloge pour les Perses, qui tombe sans doute principalement sur le règne du grand Cyrus, et que Xénophon applique aussi à Cyrus le jeune, dont il dit que le grand principe était de ne manquer jamais de fidélité, sous quelque prétexte que ce fût, à l'égard des paroles qu'il avait données, des promesses qu'il avait faites, et des traités qu'il avait conclus. Ces princes avaient une juste idée de la royauté, et ils pensaient avec raison que si la vérité et la probité étaient bannies du reste de la terre, elles devraient trouver un asile dans le cœur d'un roi, qui, étant le lien et le centre de la société, doit être aussi le protecteur et le vengeur de la bonne foi, qui en est le fondement.

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De si beaux sentiments, et si dignes d'un homme né pour le gouvernement, ne durèrent pas longtemps. La fausse prudence et l'artificieuse politique en prirent bientôt la place. Au lieu, dit Xénophon 3 ', que le vrai mérite, la probité, la bonne foi étaient auparavant en honneur et en crédit chez le prince, on vit dominer à la cour ces prétendus zélés serviteurs du roi,

Cyrop. 1. 8, p. 239.

De exped. Cyr. 1. 1, p. 267.

3 Cyrop. 1. 8, p. 239

qui sacrifient tout à ses intérêts et à ses volontés ; qui croient que le moyen le plus court et le plus sûr de faire réussir ses entreprises, c'est de mettre hardiment en usage le mensonge, la perfidie, le parjure; qui traitent de petitesse d'âme, de faiblesse d'esprit et d'imbécile stupidité, le scrupuleux attachement à sa parole et aux engagements qu'on a pris; enfin qui sont persuadés qu'on ne peut régner si l'on ne préfère les considérations d'État à l'observation exacte des traités le plus solennellement jurés.

Les peuples d'Asie, continue Xénophon, ne furent pas longtemps sans imiter le prince qui leur servait d'exemple et de maître pour la duplicité et la fourberie. Ils s'abandonnèrent bientôt à la violence, à l'injustice, à l'impiété; et de là est venu le changement étrange que l'on voit dans les mœurs, et le mépris qu'ils ont conçu pour leurs rois, qui est la suite naturelle et la punition ordinaire du peu de cas que ceux-ci font de ce que la religion a de plus sacré et de plus formidable.

En effet, le serment par lequel on scelle les traités, en faisant intervenir la Divinité comme présente et comme garante des conditions, est une sainte et auguste cérémonie pour soumettre les rois au juge suprême, qui seul peut les juger, et pour tenir dans le devoir toute majesté humaine, en la faisant comparaître devant celle de Dieu, à l'égard de qui elle n'est rien. Or, est-ce un moyen d'attirer aux rois les respects du peuple, que de lui apprendre à ne plus craindre Dieu? Quand cette crainte sera effacée dans les sujets comme dans le prince, où sera la fidélité et l'obéissance, et sur quel appui le trône sera-t-il fondé? Cyrus avait raison de dire qu'il ne reconnaissait pour bons serviteurs et pour fidèles sujets que ceux qui avaient de la religion et qui respectaient la Divinité; et il n'est pas étonnant que le mépris que fait de l'une et de l'autre un prince qui compte pour rien la sainteté des serments ébranle, jusque dans leurs fondements, les empires les plus

1 Ἐπὶ τὸ κατεργάζεσθαι ὧν ἐπιθυ· μοίη, συντομωτάτην ὁδὸν ᾤετο είναι διὰ τοῦ ἐπιορκεῖν τε, καὶ ψελεύσθαι, καὶ ἐξαπατάν τὸ δὲ ἁπλούν τε καὶ

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ἀληθὲς, τὸ αὐτὸ τῷ ἠλιθίῳ εἶναι. ( De
exped. Cyr. lib. 2, pag. 292.)
2 Cyrop. 1. 8, pag. 204.

fermes, et en cause tôt ou tard l'entière destruction. Les rois, dit Plutarque, quand il arrive des révolutions dans leurs États 1, se plaignent amèrement de l'infidélité des peuples; mais c'est bien à tort, et ils ne se souviennent pas que c'est eux-mêmes qui leur en ont donné les premières leçons, en ne faisant nul cas de la justice et de la bonne foi, et en les sacrifiant toujours sans hésiter à leurs intérêts.

Plut. in Pyrrh. pag. 390.

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