qu'il en voulait à son cœur, et le perça en effet. Puis, après lui avoir fait ouvrir le côté, montrant à Prexaspe le cœur de son fils percé de la flèche : Ai-je la main bien sûre? dit-il d'un ton moqueur et triomphant. Ce malheureux père, à qui, après un tel coup, il ne devait rester ni voix ni vie, eut la lâcheté de lui répondre Apollon lui-même ne tirerait pas plus juste. Sénèque, qui a copié ce récit d'après Hérodote, après avoir détesté la barbare cruauté du prince, condamne encore plus fortement la lâche et monstrueuse flatterie du père : Sceleratius telum illud laudatum est quam missum. Crésus ayant entrepris de lui dire son avis sur cette étrange conduite, qui révoltait tout le monde, et lui en ayant représenté les fâcheux inconvénients, il ordonna qu'on le fît mourir. Ceux à qui il en donna l'ordre, prévoyant qu'il ne serait pas longtemps sans s'en repentir, en suspendirent l'exécution. Quelque temps après, en effet, comme il regrettait Crésus, ses gens lui dirent qu'il était encore en vie, de quoi il témoigna beaucoup de joie; il ne laissa pas néanmoins de faire mourir ceux qui l'avaient épargné, pour n'avoir pas exécuté ses ordres. C'est à peu près dans ce temps-ci qu'Orétès, l'un des satrapes de Cambyse, et qui commandait pour lui à Sardes, fit mourir d'une manière bien étrange Polycrate, tyran de Samos. L'histoire de ce dernier est assez singulière pour mériter d'être rapportée ici. Ce Polycrate 2 était un prince à qui, pendant le cours de sa vie, toutes choses avaient toujours réussi à souhait, et dont le bonheur n'avait jamais été troublé par aucune adversité, ni par aucun accident fâcheux. Amasis, roi d'Égypte, son ami et son allié, crut devoir lui écrire à ce sujet. Il lui avoua que son état l'effrayait; qu'une prospérité si longue et si constante devait lui être suspecte; que la divinité maligne et envieuse qui voit d'un œil jaloux la fortune des hommes ne manquerait pas, tôt ou tard, de renverser la sienne; que, pour éviter ses coups mortels, il lui conseillait de se procurer à lui-même quelque malheur, en faisant volontairement quelque perte, à laquelle il jugeât qu'il serait fort sensible. Le tyran le crut. Il avait à son anneau une émeraude dont il 1 Herod. 1, 3, cap. 36. 2 Herod, 1. 3, cap. 39-43. faisait un cas infini, surtout à cause de l'habileté et de la réputation de l'ouvrier qui l'avait gravée. En se promenant sur sa galère avec ses courtisans, il jeta son anneau dans la mer sans qu'on s'en aperçût. Quelques jours après, des pêcheurs ayant pris un poisson d'une grosseur extraordinare, en firent présent à Polycrate. Quand on l'eut ouvert, on y trouva l'anneau du roi sa surprise fut extrême et sa joie encore plus grande. Amasis, ayant appris ce qui était arrivé, pensa bien différemment. Il écrivit à Polycrate que pour ne point avoir la douleur de voir un ami et un allié tomber dans quelque grand . désastre, il renonçait dès lors à son amitié et à son alliance : sentiment assez bizarre, comme si l'amitié n'était qu'un nom et qu'un titre sans fonds et sans réalité ! Quoi qu'il en soit, la chose arriva comme l'Égyptien l'avait prévu '. Quelques années après, vers le temps environ où Cambyse tomba malade, Orétès, qui commandait à Sardes pour le roi, ne pouvant soutenir le reproche qu'un autre satrape, dans une querelle particulière, lui fit de n'avoir pu encore subjuguer l'île de Samos, qui était tout près de son gouvernement et si fort à la bienséance de son maître, résolut, pour s'emparer de l'île, de se défaire de Polycrate, à quelque prix que ce fût. Voici comme il s'y prit. Il lui écrivit que, sur les avis certains qu'il avait reçus que Cambyse voulait le faire assassiner, il songeait à se retirer dans ses États, et à y mettre ses trésors en sûreté : et son dessein était, disait-il, de confier ce précieux dépôt à la bonne foi de Polycrate, lui en laissant, pourtant la moitié en propre, qui lui servirait à conquérir l'Ionie et les îles voisines, qu'il avait en vue depuis longtemps. Il savait que le tyran aimait fort l'argent et qu'il désirait avec passion d'augmenter son domaine il le prit par ce double appât, en piquant par la même offre et son avarice et son ambition. Polycrate, pour ne point s'engager témérairement dans une affaire de cette importance, crut devoir s'assurer par lui-même de la vérité des faits, et il envoya dans cette vue un député sur les lieux. Orétès avait fait remplir de pierres huit coffres presque jusqu'aux bords, et y avait mis pardessus un lit de pièces de monnaie d'or : ils étaient Herod. 1. 3, c. 120-125. : HIST. ANC. - T. II. 10 emballés et tout prêts à être embarqués. Le député du tyran arrive, et l'on ouvre les coffres, qu'il crut remplis d'or. Aussitôt après le retour du député, Polycrate, impatient d'aller saisir sa proie, partit pour Sardes, malgré l'opposition de tous ses amis. Il mena avec lui Démocède, célèbre médecin de Crotone. A peine fut-il arrivé, qu'Orétès le fit arrêter comme ennemi de l'État, et en cette qualité le fit attacher à une potence, terminant par ce honteux supplice une vie qui n'avait été qu'une suite de bonheur et de prospérités. Cambyse, au commencement de la huitième année de son règne 1, quitta l'Égypte pour retourner en Perse. A son arrivée en Syrie, il y trouva un héraut qui avait été dépêché de Suse à l'armée pour lui déclarer que Smerdis, fils de Cyrus, avait été proclamé roi, et pour ordonner à tout le monde de lui obéir. Voici ce qui avait donné lieu à cet événement. Cambyse, à son départ de Suse pour son expédition d'Égypte, avait laissé l'administration des affaires pendant son absence entre les mains de Patisithe, l'un des chefs des mages. Ce Patisithe avait un frère qui ressemblait beaucoup à Smerdis, fils de Cyrus, et qui, peut-être pour cette raison, était appelé du même nom. Dès qu'il eut été pleinement instruit de la mort de ce prince, qu'on avait cachée à la plupart des autres, et qu'il eut appris que les fureurs de Cambyse en étaient venues à un point qu'il n'y avait plus moyen de le souffrir, il mit son propre frère sur le trône, faisant courir le bruit que c'était le véritable Smerdis, fils de Cyrus; et, sans différer, il envoya des hérauts par tout l'empire pour en donner connaissance et ordonner à tout le monde de lui obéir. Cambyse fit arrêter celui qui était venu porter cet ordre en Syrie', et l'ayant examiné avec soin en présence de Prexaspe, qu'il avait chargé de tuer son frère, il trouva que le vrai Smerdis était certainement mort, et que celui qui avait envahi le trône n'était autre que Smerdis le mage. Là-dessus il se mit à faire de grandes lamentations de ce que, sur la foi d'un songe, et trompé par la conformité du nom, il s'était porté à faire mourir son frère; et sur-le-champ il donna ordre à ses troupes de se mettre en marche pour aller exterminer l'usurpateur. Mais lors1 Herod. 1. 3, cap. 61. 2 Herod. 1. 3, cap. 62-64. qu'il montait à cheval pour cette expédition, son épée, étant tombée du fourreau, lui fit une blessure à la cuisse, dont il mourut peu de temps après. Les Égyptiens, remarquant qu'il avait été blessé au même endroit où il avait blessé leur dieu Apis, ne manquèrent pas d'attribuer cet accident à une juste punition du ciel, qui vengeait ainsi l'impiété sacrilége de Cambyse. Pendant qu'il était en Égypte1, s'étant avisé de consulter l'oracle de Bute, qui était fameux dans ce pays-là, il en eut pour réponse qu'il mourrait à Ecbatane'; ce qu'ayant entendu d'Ecbatane de Médie, il résolut de n'aller jamais dans cette ville. Mais ce qu'il croyait éviter dans la Médie, il le trouva dans la Syrie; car la ville où cette blessure l'obligea de s'arrêter portait le même nom, et s'appelait Ecbatane. Il ne l'eut pas plutôt appris, que, tenant pour certain que c'était le lieu où il devait mourir, il manda tous les principaux Perses; et leur ayant représenté le véritable état des choses, et que c'était Smerdis le mage qui avait occupé le trône, il les exhorta fortement à ne point se soumettre à cet imposteur et à ne point permettre parlà que la souveraineté passât des Perses aux Mèdes, car le mage était de Médie, mais à faire tous leurs efforts pour se donner un roi de leur nation. Les Perses, croyant que tout ce qu'il en disait n'était que par haine contre son frère, n'y eurent aucun égard; et lorsqu'il fut mort, ils se soumirent tranquillement à celui qui était sur le trône, supposant que c'était le véritable Smerdis. Cambyse avait régné sept ans et cinq mois 3. Il est appelé dans l'Écriture Assuérus. Dès qu'il fut sur le trône, les ennemis des Juifs s'adressèrent à lui directement pour empêcher la construction du temple : ce ne fut pas en vain. Il ne révoqua pas à la vérité ouvertement l'édit de Cyrus, son père, peut-être par un reste de respect pour sa mémoire, mais il en rendit inutile la fin, en grande partie, par les divers découragements qu'il donna aux Juifs, en sorte que l'ouvrage n'avança que fort lentement pendant son règne. 'Herod. 1. 3, cap. 64-66. 2 Agbatane, dans Hérodote. C'est l'orthographe du temps. (LARCHER, sur Hé rodot. III, 64.) - L. 3 1. Esdr. c. 4, v. 4 et 6. CHAPITRE III. . HISTOIRE DE SMERDIS LE MAGE. L'Écriture lui donne le nom d'Artaxerxe. Il ne régna que sept mois, ou peu de chose plus. Dès que, par la mort de Cambyse, il fut affermi sur le trône, les Samaritains lui écrivirent une lettre contre les Juifs, qu'ils lui représentaient comme un peuple remuant, séditieux et toujours prêt à se révolter. Ils en obtinrent un ordre qui portait défense aux Juifs de pousser plus loin la construction de leur ville et de leur temple. L'ouvrage demeura suspendu jusqu'à la seconde année de Darius, environ l'espace de deux ans. Le mage, qui sentait bien de quelle importance il était pour lui qu'on ne pût découvrir son imposture, affecta, dès le commencement de son règne, de ne se point montrer en public, de se tenir enfermé dans le fond de son palais, de traiter toutes les affaires par l'entremise de quelques eunuques, et de ne laisser approcher de sa personne que ses plus intimes confidents. Pour mieux s'affermir encore sur le trône qu'il avait usurpé2, il s'appliqua, dès les premiers jours de son règne, à gagner l'affection de ses sujets, en leur accordant une exemption de taxes et de tout service militaire pendant trois ans ; et il les combla de tant de grâces, que sa mort fut pleurée de tous les peuples d'Asie, excepté les Perses, dans la révolution qui arriva bientôt après. Mais les précautions 3 mêmes qu'il prenait pour dérober la connaissance de son état aux grands de la cour et au peuple faisaient soupçonner de plus en plus qu'il n'était pas le véritable Smerdis. Il avait épousé toutes les femmes de son prédécesseur, entre autres Atosse, qui était fille de Cyrus, et Phédime; celle-ci était fille d'Otanes, l'un des plus grands seigneurs de Perse. Son père lui envoya demander par un hoinme AN. M. 3482. AV. J. C. 522. 1. Esdr. 4, 7-14. 2 Herod. 1. 3, cap. 67. |