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avant que d'avoir achevé une ligne plus petite, quoique jus qu'ici ceux qui ont donné les lois du mouvement, n'aient point observé cette loi, croyant qu'un corps peut recevoir, en un moment, un mouvement contraire au précédent. Tout cela fait bien juger que les perceptions remarquables viennent, par degrés, de celles qui sont trop petites pour être remarquées. En juger autrement, c'est peu connaître l'immense subtilité des choses qui enveloppe toujours et partout un infini actuel.

« J'ai remarqué aussi, qu'en vertu des variations insensibles, deux choses individuelles ne sauraient être parfaitement semblables, et qu'elles doivent toujours différer plus qu'en nombre (numero, comme on parle dans l'école), ce qui détruit les tablettes vides de l'ame, une ame sans pensée, une substance sans action, le vide de l'espace, les atomes, et même des parcelles non actuellement divisées dans la matière, l'uniformité entière dans une partie du temps, du lieu, ou de la matière, les globes parfaits du second élément nés des cubes parfaits originaires; et mille autres fictions des philosophes, qui viennent de leurs notions incomplètes, que la nature des choses ne souffre point, et que notre ignorance et le peu d'attention que nous donnons à ce qui est insensible font passer, mais qu'on ne saurait rendre tolérables, à moins qu'on ne les borne à des abstractions de l'esprit, qui proteste de ne point nier ce qu'il met à quartier et qu'il juge ne devoir point entrer dans quelque considération présente. Autrement, si on l'entendait tout de bon, savoir que les choses dont on ne s'aperçoit pas ne sont point dans l'ame ou dans le corps, on manquerait en philosophie, comme en politique, en négligeant les progrès insensibles (Tò μexpóv); au lieu qu'une abstraction n'est pas une erreur, pourvu

qu'on sache que ce qu'on dissimule y est. C'est ainsi que les mathématiciens en usent, quand ils parlent des lignes parfaites, des mouvements uniformes, et d'autres effets réglés, quoique la matière (c'est-à-dire le mélange des effets de l'infini qui nous environne) fasse toujours quelque exception. Pour distinguer les considérations, pour réduire les effets aux raisons, autant qu'il nous est possible, et pour en prévoir quelques suites, on procède ainsi; car plus on est attentif à ne rien négliger des considérations que nous pouvons régler, plus la pratique répond à la théorie. Mais il n'appartient qu'à la suprême raison, à qui rien n'échappe, de comprendre distinctement tout l'infini, toutes les raisons et toutes les suites. Tout ce que nous pouvons sur les infinités, c'est de les connaître confusément, et de savoir au moins distinctement qu'elles y sont. Autrement nous jugerions fort mal de la beauté et de la grandeur de l'univers, comme aussi nous ne saurions avoir une bonne physique qui explique la nature des choses en général, et encore moins une bonne pneumatique qui comprenne la connaissance de Dieu, des ames et des substances simples en général.

<< Cette connaissance des perceptions insensibles sert aussi à expliquer pourquoi et comment deux ames humaines, ou deux choses d'une même espèce, ne sortent jamais parfaitement semblables des mains du Créateur, et ont toujours chacune son rapport originaire aux points de vue qu'elles auront dans l'univers. Mais c'est ce qui suit déja de ce que j'avais remarqué de deux individus; savoir, que leur différence est toujours plus que numérique.

« Il y a encore un autre point de conséquence où je suis obligé de m'éloigner non-seulement des sentiments de notre auteur, mais aussi de ceux de la plupart des modernes ;

c'est que je crois, avec la plupart des anciens, que tous les génies, toutes les ames, toutes les substances simples créées sont toujours jointes à un corps, et qu'il n'y a jamais des ames qui en soient entièrement séparées. J'en ai des raisons a priori: mais on trouvera encore qu'il y a cela d'avantageux dans ce dogme, qu'il résout toutes les difficultés philosophiques sur l'état des ames, sur leur conservation perpétuelle, sur leur immortalité et sur leur opération; la différence d'un de leurs états à l'autre n'étant ou n'ayant jamais été que du plus au moins sensible, du plus au moins parfait, ou vice versa, ce qui rend leur état passé ou à venir aussi explicable que celui du présent. On sent assez, en faisant un peu de réflexion, que cela est raisonnable, et qu'un saut d'un état à un autre infiniment différent, ne saurait être naturel. Je m'étonne qu'en quittant la nature sans sujet, les écoles aient voulu s'enfoncer exprès dans des difficultés très-grandes, et fournir matière aux triomphes apparents des esprits forts, dont toutes les raisons tombent tout d'un coup par cette explication des choses, où il n'y a pas plus de difficulté à concevoir la conservation des ames (ou plutôt, suivant moi, de l'animal) que celle qu'il y a dans le changement de la chenille en papillon, et dans la conservation de la pensée dans le sommeil, auquel Jésus-Christ a divinement bien comparé la mort. Aussi ai-je déja dit qu'aucun sommeil ne saurait durer toujours; et il durera moins, ou presque point du tout, aux ames raisonnables, qui sont toujours destinées à conserver la souvenance et le personnage qui leur a été 、 donné dans la cité de Dieu, et cela pour être mieux susceptibles des récompenses et des châtiments. J'ajoute encore qu'aucun dérangement des organes visibles n'est capable de porter les choses à une entière confusion dans

l'animal, ou de détruire tous les organes, et de priver l'ame de tout son corps organique et des restes ineffaçables de toutes les traces précédentes. Mais la facilité qu'on a eue de quitter l'ancienne doctrine des corps subtils joints aux anges (qu'on confondait avec la corporalité des anges mêmes), et l'introduction des prétendues intelligences séparées dans les créatures, à quoi celles qui font rouler les cieux d'Aristote ont beaucoup contribué; et enfin l'opinion mal-entendue où l'on a été, qu'on ne pouvait consérver les ames des bêtes sans tomber dans, la métempsycose, ont fait, à mon avis, qu'on a négligé la manière naturelle d'expliquer la conservation de l'ame. Ce qui a fait bien du tort à la religion naturelle, et a fait croire à plusieurs que notre immortalité n'était qu'une grace miraculeuse de Dieu, dont encore notre célèbre auteur parle avec quelque doute. Mais il serait à souhaiter que tous ceux qui sont de ce sentiment en eussent parlé aussi sagement et avec autant de bonne foi que lui; car il est à craindre que plusieurs de ceux qui parlent de l'immortalité par grace, ne le fassent que pour sauver les apparences, et approcher, dans le fond, de ces Averroïstes et de quelques mauvais Quiétistes, qui s'imaginent une absorption et réunion de l'ame à l'Océan de la Divinité, notion dont peut-être mon système seul fait bien voir l'impossibilité.

<« Il semble aussi que nous différons encore, par rapport à la matière, en ce que l'auteur juge que le vide est nécessaire pour le mouvement, parce qu'il croit que les petites parties de la matière sont roides. J'avoue que si la matière était composée de telles parties, le mouvement dans le plein serait impossible, comme si une chambre était pleine d'une quantité de petits cailloux, sans qu'il y eût la moindre place vide. Mais on n'accorde point cette

supposition dont il ne paraît pas aussi qu'il y ait aucune raison; quoique cet habile auteur aille jusqu'à croire que la roideur ou la cohésion des petites parties, fait l'essence du corps. Il faut plutôt concevoir l'espace comme : plein d'une matière originairement fluide, susceptible de toutes les divisions, et assujettie même actuellement à des divisions et subdivisions à l'infini; mais avec cette différence pourtant, qu'elle est divisible et divisée inégalement en différents endroits, à cause des mouvements qui y sont déja plus ou moins conspirants; ce qui fait qu'elle a partout un degré de roideur aussi-bien que de fluidité, et qu'il n'y a aucun corps qui soit dur ou fluide au suprême degré, c'est-à-dire qu'on n'y trouve aucun atome d'une dureté insurmontable, ni aucune masse entièrement indifférente à la division. Aussi l'ordre de la nature, et particulièrement la loi de la continuité, détruit également l'un et l'autre.

J'ai fait voir aussi que la cohésion, qui ne serait pas ellemême l'effet de l'impulsion ou du mouvement, causerait une traction prise à la rigueur. Car, s'il y avait un corps originairement roide, par exemple un atome d'Épicure, qui aurait une partie avancée en forme de crochet (puisqu'on peut se figurer des atomes de toute sorte de figures), ce crochet poussé tirerait avec lui le reste de cet atome, c'est-à-dire la partie qu'on ne pousse point, et qui ne tombe point dans la ligne de l'impulsion. Cependant notre habile auteur est lui-même contre ces tractions philosophiques, telles qu'on les attribuait autrefois à la crainte du vide; et il les réduit aux impulsions, soutenant, avec les modernes, qu'une partie de la matière n'opère immédiatement sur l'autre qu'en la poussant de près; en quoi je crois qu'ils ont raison, parce qu'autrement il n'y a rien d'intelligible dans l'opération.

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