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sion aveugle aux sentiments des plus grands hommes, a plus arrété le progrès de la connaissance qu'aucune autre chose (a). Je me contenterai donc de dire un mot de ma traduction, et de la disposition d'esprit où doivent être ceux qui voudront retirer quelque profit de la lecture de cet ouvrage.

Ma plus grande peine a été de bien entrer dans la pensée de l'auteur; et, malgré toute mon application, je serais souvent demeuré court sans l'assistance de M. Locke, qui a eu la bonté de revoir ma traduction. Quoique en plusieurs endroits mon embarras ne vînt que de mon peu de pénétration, il est certain qu'en général le sujet de ce livre, et la manière profonde et exacte dont il est traité, demandent un lecteur

fort attentif. Ce que je ne

dis
pas tant

pour obliger le lecteur à excuser les fautes qu'il trouvera dans ma traduction, que pour lui faire sentir la nécessité de le lire avec application, s'il veut en retirer du profit.

(a) Voyez, entre autres endroits, le § 23 du chap. III, liv. I.

Il y a encore, à mon avis, deux précautions à prendre pour pouvoir recueillir quelque fruit de cette lecture : la première est, de laisser à quartier toutes les opinions dont on est prévenu sur les questions qui sont traitées dans cet ouvrage; et la seconde, de juger des raisonnements de l'auteur par rapport à ce qu'on trouve en soi-même, sans se mettre en peine s'ils sont conformes ou non à ce qu'a dit Platon, Aristote, Gassendi, Descartes, ou quelque autre célèbre philosophe. C'est dans cette disposition d'esprit que M. Locke a composé cet ouvrage. Il est tout visible qu'il n'avance rien que ce qu'il croit avoir trouvé conforme à la vérité, par l'examen qu'il en a fait en lui-même. On dirait qu'il n'a rien appris de personne, tant il dit les choses. les plus communes d'une manière originale; de sorte qu'on est convaincu, en lisant son ouvrage, qu'il ne débite pas ce qu'il a appris d'autrui comme l'ayant appris, mais comme autant de vérités qu'il a trouvées par sa propre méditation. Je crois qu'il faut nécessairement entrer dans cet esprit pour découvrir toute la structure

a.

de cet ouvrage, et voir si les idées de l'auteur sont conformes à la nature des choses.

Une autre raison qui nous doit obliger à ne pas lire trop rapidement cet ouvrage, c'est l'accident qui est arrivé à quelques personnes, d'attaquer des chimères, en prétendant attaquer les sentiments de l'auteur. On en peut voir un exemple dans la préface même de M. Locke. Cet avis regarde sur-tout ces aventuriers qui, toujours prêts à entrer en lice contre tous les ouvrages qui ne leur plaisent pas, les attaquent avant de se donner la peine de les entendre. Semblables aus héros de Cervantes, ils ne pensent qu'à signaler leur valeur contre tout venant; et, aveuglés par cette passion démesurée, il leur arrive quelquefois, comme à ce désastreux chevalier, de prendre des moulins-à-vent pour des géants. Si les Anglais, qui sont naturellement si circonspects, sont tombés dans cet inconvénient à l'égard du livre de M. Locke, on pourra bien y tomber ailleurs, et par conséquent l'avis n'est pas inutile: en profitera qui voudra.

A l'égard des déclamateurs, qui ne songent

ni à s'instruire, ni à instruire les autres, cet avis ne les regarde point. Comme ils ne cherchent pas la vérité, on ne peut leur souhaiter que le mépris du public; juste récompense de leurs travaux, qu'ils ne manquent guère de recevoir tôt ou tard. Je mets dans ce rang ceux qui s'aviseraient de publier, pour rendre odieux les principes de M. Locke, 'que, selon lui, ce que nous tenons de la révélation n'est pas certain, parce qu'il distingue la certitude d'avec la foi; et qu'il n'appelle certain que ce qui nous paraît véritable par des raisons évidentes, et que nous voyons de nous-mêmes. Il est visible que ceux qui feraient cette objection, se fonderaient uniquement sur l'équivoque du mot certitude, qu'ils prendraient dans un sens populaire, au lieu que M. Locke l'a toujours pris, dans un sens philosophique, pour une connaissance évidente, c'est-à-dire pour la perception de la convenance ou de la disconvenance qui est entre deux idées; ainsi que M. Locke le dit lui-même plusieurs fois, en autant de termes. Comme cette objection a été imprimée en an

glais, j'ai été bien aise d'en avertir les lecteurs français, pour empêcher, s'il se peut, qu'on ne barbouille inutilement du papier en la renouvelant; car apparemment elle serait sifflée ailleurs, comme elle l'a été en Angleterre.

Pour revenir à ma traduction, je n'ai point songé à disputer le prix de l'élocution à M. Locke, qui, à ce qu'on dít, écrit très-bien en anglais. Si l'on doit tâcher d'enchérir sur son original, c'est en traduisant des harangues et des pièces d'éloquence, dont la plus grande beauté consiste dans la noblesse et la vivacité des expressions. C'est ainsi que Cicéron en usa en traduisant les harangues qu'Eschine et Démosthène avaient prononcées l'un contre l'autre : Je les ai traduites en orateur (a), dit-il, et non en interprète. Dans ces sortes d'ouvrages, un bon traducteur profite de tous les avantages qui se présentent, employant, dans l'occasion, des images plus fortes, des tours plus vifs, des expressions

(a) Nec converti ut interpres, sed ut orator. De optimo Genere Oratorum, c. 5.

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