Page images
PDF
EPUB

plus brillantes, et se donnant la liberté, nonseulement d'ajouter certaines pensées, mais même d'en retrancher d'autres qu'il ne croit pas pouvoir mettre heureusement en œuvre (a); quæ Desperat tractata nitescere posse, relinquit. Mais qui ne voit qu'une pareille liberté serait fort mal placée dans un ouvrage de pur raisonnement comme celui-ci, où une expression trop faible ou trop forte déguise la vérité, et l'empêche de se montrer à l'esprit dans sa pureté naturelle? Je me suis donc fait une affaire de suivre scrupuleusement mon auteur, sans m'écarter le moins du monde; et si j'ai pris quelque liberté (car on ne peut s'en passer), ç'a toujours été sous le bon plaisir de M. Locke, qui entend assez bien le français pour juger quand je rendais exactement sa pensée, quoique je prisse un tour un peu différent de celui qu'il avait pris dans sa langue. Et peut-être que, sans cette permission, je n'aurais osé, en bien des endroits, prendre des libertés qu'il fallait prendre nécessairement

[ocr errors]

(a) HORAT. De Arte poetica, vers. 149, 150.

pour bien représenter la pensée de l'auteur. Sur quoi il me vient dans l'esprit qu'on pourrait comparer un traducteur avec un plénipotentiaire; la comparaison est magnifique, et je crains bien qu'on me reproche de faire un peu trop valoir un métier qui n'est pas en grand crédit dans le monde. Quoi qu'il en soit, il me semble que le traducteur et le plénipotentiaire ne sauraient bien profiter de tous leurs avantages, si leurs pouvoirs sont trop limités. Je n'ai point à me plaindre de ce côté-là.

La seule liberté que je me suis donnée sans aucune réserve, c'est de m'exprimer le plus nettement qu'il m'a été possible. J'ai mis tout en usage pour cela. J'ai évité avec soin le style figuré, dès qu'il pouvait jeter quelque confusion dans l'esprit. Sans me mettre en peine de la mesure et de l'harmonie des périodes, j'ai répété le même mot toutes les fois que cette répétition pouvait sauver la moindre apparence d'équivoque; je me suis servi, autant que j'ai pu m'en ressouvenir, de tous les expédients que nos grammairiens ont inventés pour éviter les faux rap

[ocr errors]

ports. Toutes les fois que je n'ai pas bien compris une pensée en anglais, parce quelle renfermait quelque rapport douteux (car les Anglais ne sont pas si scrupuleux que nous sur cet article), j'ai tâché, après l'avoir comprise, de l'exprimer si clairement en français, qu'on ne pût éviter de l'entendre. C'est principalement par la netteté que la langue française emporte le prix sur toutes les autres langues, sans en excepter les langues savantes, autant que j'en puis juger. Et c'est pour cela, dit le P. Lami (1), qu'elle est plus propre qu'aucune autre pour traiter les sciences, parce qu'elle le fait avec une admirable clarté. Je n'ai garde de me figurer que ma traduction en soit une preuve; mais je puis dire que je n'ai rien épargné pour me faire entendre, et que mes scrupules ont obligé M. Locke à exprimer en anglais quantité d'endroits, d'une manière plus précise et plus distincte qu'il n'avait fait dans les trois premières éditions de son livre.

(1) Dans sa Rhétorique ou Art de parler, p. 49; édition d'Amsterdam, 1699.

[ocr errors]

Cependant, comme il n'y a point de langue qui, par quelque endroit, ne soit inférieure à quelque autre, j'ai éprouvé dans cette traduction, ce que je ne savais autrefois que par ouïdire, que la langue anglaise est beaucoup plus abondante en termes que la langue française, et qu'elle s'accommode beaucoup mieux des mots. tout-à-fait nouveaux. Malgré les règles que nos grammairiens ont prescrites sur ce dernier article, je crois qu'ils ne trouveront pas mauvais que j'aie employé des termes qui ne sont pas fort connus dans le monde, pour pouvoir exprimer des idées toutes nouvelles. Je n'ai guère pris cette liberté, que je n'en aie fait voir la nécessité dans une petite note. Je ne sais si l'on se contentera de mes raisons. Je pourrais m'appuyer de l'autorité du plus savant des Romains, qui, quelque jaloux qu'il fût de la pureté de sa langue, comme il paraît par ses discours de l'Orateur, ne put se dispenser de faire de nouveaux mots dans ses Traités philosophiques. Mais un tel exemple ne tire point à conséquence pour moi, j'en tombe d'accord. Cicéron

avait le secret d'adoucir la rudesse de ces nouveaux sons par le charme de son éloquence, et dédommageait bientôt son lecteur par mille beaux tours d'expression qu'il avait à commandement. Mais, s'il ne m'appartient pas d'autoriser la liberté que j'ai prise, par l'exemple de cet illustre Romain, qu'on me permette d'imiter en cela nos philosophes modernes, qui ne font aucune difficulté de faire de nouveaux mots, quand ils en ont besoin; comme il me serait aisé de le prouver, si la chose en valait la peine.

Au reste, quoique M. Locke ait l'honnêteté de témoigner publiquement qu'il approuve ma traduction, je déclare que je ne prétends pas me prévaloir de cette approbation. Elle signifie tout au plus qu'en gros je suis entré dans son sens; mais elle ne garantit point les fautes particulières qui peuvent m'être échappées. Malgré toute l'attention que M. Locke a donnée à la lecture que je lui ai faite de ma traduction, avant que de l'envoyer à l'imprimeur, il peut fort bien avoir laissé passer des expressions qui ne rendent pas exactement sa pensée. Mais, quoi qu'on pense

« PreviousContinue »