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quelques circonstances sensibles, attachées aux objets mêmes. Mais pour ce qui est de l'autre

<< de Plutarque, il se voyoit ordinairement des éléphants « dressés à se mouvoir, et danser, au son de la voix, des << danses à plusieurs entrelassures, coupures et diverses ca<«<dences très-difficiles à apprendre. » Dira-t-on que ces animaux ne comparaient les idées qu'ils se formaient de tous ces différents mouvements que par rapport à quelques circonstances sensibles, comme au son de la voix, qui réglait et déterminait tous leurs pas? On le veut, j'y souscris. Mais que dire de ces éléphants qu'on a vus, dans le même temps, « qui, comme ajoute Montaigne, en leur privé re« mémoroient leur leçon, et s'exerçoyent par soing et par « étude pour n'être tancez et battus de leurs maîtres ? »> Étaient-ils déterminés à répéter leur leçon par des circonstances sensibles, attachées aux objets mêmes? Nullement; puisque leurs sens ne pouvaient être affectés par aucun objet, comme Pline (*), qui rapporte le même fait, aussi bien que Plutarque, nous l'assure positivement: Certum est, dit-ils unum ( elephantem) tardioris ingenii in accipiendis quæ tradebantur, sæpiùs castigatum verberibus, eadem illa meditantem noctu repertum. Cet éléphant, d'un esprit moins vif que les autres, répétait sa leçon durant la nuit, fort éloigné, par conséquent, de comparer ses idées, par rapport à des circonstances sensibles, attachées à quelque objet extérieur. « Nous devons conclure de pareils effets, pareilles facultés, et de plus riches effets, des facultés plus riches, et confesser, par conséquent, que ce même dis« cours, cette même voie que nous tenons à œuvrer, aussi <«< la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure (**). Il me souvient à ce propos, qu'en conversant un jour avec

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(*) Plin. Hist. nat. liv. VIII, ch. III.

Essais de Montaigne, liv. II, ch. XII, p. 55, t. III.

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puissance de comparer, qu'on peut observer dans les hommes, qui est relative aux idées générales et ne sert que pour les raisonnements abstraits, nous pouvons conjecturer probablement qu'elle ne se rencontre pas dans les bêtes.

§ 6.

Autre faculté qui consiste à composer des idées.

Une autre opération que nous pouvons remarquer dans l'esprit de l'homme par rapport à ses idées, c'est la composition par laquelle l'esprit joint ensemble plusieurs idées simples, qu'il a reçues par le moyen de la sensation et de la réflexion, pour en faire des idées complexes.

M. Locke, le discours venant à tomber sur les idées innées, je lui fis cette objection: Que penser de certains petits oiseaux, du chardonneret, par exemple, qui, éclos dans un nid que le père ou la mère lui ont fait, s'envole enfin dans les champs pour y chercher sa nourriture, sans que le père ou la mère prenne aucun soin de lui, et qui, l'année suivante, sait fort bien trouver et démêler tous les matériaux dont il a besoin pour se bâtir un nid, qui, par son industrie, se trouve fait et agencé avec autant ou plus d'art que celui où il est éclos lui-même ? D'où lui sont venues les idées de ces différents matériaux, et de l'art d'en construire ce nid? M. Locke me répondit brusquement : « Je n'ai pas écrit mon livre pour expliquer les << actions des bêtes. »

On peut rapporter à cette faculté de composer des idées, celle de les étendre; car quoique dans cette dernière opération la composition ne paraisse pas tant, que dans l'assemblage de plusieurs idées complexes, c'est pourtant joindre plusieurs idées ensemble, mais qui sont de la même espèce. Ainsi, en ajoutant plusieurs unités ensemble, nous nous formons l'idée d'une douzaine; et en joignant ensemble des idées répétées de plusieurs toises, nous nous formons l'idée d'un stade.

$ 7.

Les Bétes font peu de compositions d'idées.

Je suppose encore que dans ce point les bêtes sont inférieures aux hommes; car, quoiqu'elles reçoivent et retiennent ensemble plusieurs combinaisons d'idées simples, comme lorsqu'un chien regarde son maître, dont la figure, l'odeur et la voix forment peut-être une idée complexe dans le chien, ou sont, pour mieux dire, autant de marques distinctes auxquelles il le reconnaît, cependant je ne crois pas que jamais les bêtes les assemblent d'ellesmêmes, pour en faire des idées complexes. Et peut-être que dans les occasions où nous pensons que les bêtes ont des idées complexes, il n'y a qu'une seule idée qui les dirige vers la

connaissance de plusieurs choses qu'elles distinguent beaucoup moins par la vue, que nous ne croyons. Car, j'ai appris de gens dignes de foi, qu'une chienne nourrira de petits renards, badinera avec eux, et aura pour eux la même passion que pour ses petits, si l'on peut faire en sorte que les renardeaux la tètent tout autant qu'il faut pour que son lait se répande par tout leur corps. Et il ne paraît pas que les animaux qui ont quantité de petits à la fois, aient aucune connaissance de leur nombre; car quoiqu'ils s'intéressent beaucoup pour un de leurs petits qu'on leur enlève en leur présence, ou lorsqu'ils viennent à l'entendre, cependant si on leur en dérobe un ou deux en leur absence, ou sans faire de bruit (a), ils ne semblent pas

(a) Je ne sais si l'on peut dire cela de la tigresse qui a toujours bon nombre de petits car, s'il arrive qu'ils soient enlevés en son absence, elle ne cesse de courir çà et là qu'elle n'ait découvert où ils doivent être. Le chasseur qui, monté à cheval, s'enfuit à toute bride après les avoir enlevés, en lâche un à l'approche de la tigresse dont il entend le frémissement. Elle s'en saisit, le porte dans sa tanière, et retournant aussitôt avec plus de rapidité, elle en reprend un autre qu'on lâche encore sur son chemin; et toujours de même, ne cessant de revenir sur ses pas jusqu'à ce que le chasseur, qui court toujours à bride abattue, se soit jeté dans un bateau qu'il éloigne du rivage, où la tigresse paraît bientôt pleine de rage de ne

s'en mettre fort en peine, ou même s'aperce

pouvoir lui aller ôter les petits qu'il emporte avec lui. Tout cela nous est attesté par Pline, dont voici les propres paroles: Totus tigridis foetus qui semper numerosus est, ab insidiante rapitur equo quàm maximè pernici, atque in recentes subinde transfertur. At ubi vacuum cubile reperit fœta (maribus enim cura non est sobolis) fertur præceps, odore vestigans. Raptor, appropinquante fremitu, abjicit unum è catulis. Tollit illa morsu, et pondere etiam ocyor acta remeat, iterumque consequitur, ac subinde, donec in navem regresso irrita feritas sævit in littore. Hist. natur. lib. VIII, cap. 18. A juger sincèrement et sans prévention de la tigresse, par tout ce qu'elle fait en cette occasion, il me semble qu'il est très-probable qu'elle s'aperçoit que le nombre de ses petits a été diminué. Quant à la faculté de calculer, on ne peut nier que certaines bêtes ne la possèdent jusqu'à un certain degré, témoin les boeufs de Suse, dont parle Plutarque, lesquels comptaient jusqu'à cent. Sur ce fait, attesté par un si judicieux écrivain, voici deux réflexions de Montaigne, que bien des gens seront bien aises de rencontrer ici : « Nous sommes en l'adolescence, « dit-il (*), avant que nous sachions compter jusques à cent, << et venons de découvrir des nations qui n'ont aucune con<«<noissance des nombres. » Ces bœufs faisaient précisément cent tours pour faire aller certaines roues à puiser de l'eau, dont on arrosait les jardins du roi, sans qu'il fût possible de les faire avancer un pas de plus. De quel moyen.se servaient-ils pour compter si juste jusqu'à cent? Je n'en sais rien; et si je ne me trompe, nos plus fameux algébristes, les Bernouilli, les de Moivre, ne pourraient jamais trouver ce moyen-là, ou du moins être assurés de l'avoir trouvé.... Que penser enfin de la tortue de mer, qui après

(*) Liv. II, chap. XII, p. 67, tom. III, édit. de 1739.

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