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l'état de premier développement. D'ailleurs les religions antiques manquaient de profondeur et de mystères. L'homme aime ces ombres et ces profondeurs : il a des aspirations sans fin vers l'inconnu (1). Or, le livre immense de l'astrologie, toujours ouvert et toujours inexpliqué, eut long-temps pour les peuples cet irrésistible attrait des mystères. Perse crut donc à l'astrologie; il y crut avec Horace, avec Ovide, avec Pline, avec le sage Tacite. Casaubon essaie en vain de défendre son auteur favori contre ce reproche de superstition. Perse ne peut être défendu sur ce point: il semble avoir pris ses précautions pour rendre cette tâche inutile (2).

IV.

Quelques mots sur les traductions en général. De la traduction de Perse en particulier. Conclusion.

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On ne trouvera pas ici un exposé des différents systèmes de traduction. Ces exposés de systèmes, en

(1) A quelle science revient-on sans cesse? à celle qui laisse toujours quelque chose à deviner, et qui fixe nos regards sur une perspective infinie. (CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, liv. 1, ch. 11.)

(2)

Non equidem hoc dubites, amborum fœdere certo
Consentire dies, et ab uno sidere duci, etc.

Sat. V, v. 45.

tête d'une traduction nouvelle, ne peuvent être désintéressés, on le sent bien. Ils sont toujours présentés de manière à établir la prééminence du système qu'on a suivi, et ils ont ainsi pour inévitable conséquence de déprécier les traductions rivales écrites d'après d'autres principes. Je ne dirai pas qu'il y a là le double profit à faire dont parle La Fontaine. Je pense, au contraire, qu'ici, comme dans beaucoup d'autres cas, Dieu merci, le parti le plus honnête est en même temps le plus sûr, et que le traducteur qui rend pleine justice à ses devanciers peut trouver dans ce procédé son intérêt d'accord avec sa conscience. Le public, si je ne me trompe, se laisse rarement prévenir par un exposé de doctrines tendant à justifier tel ou tel système de composition. Il procède bien plutôt en sens inverse: il juge un livre d'après l'impression intime qu'il en reçoit. Il adopte ou il rejette ensuite la poétique de l'auteur ; il ne commence jamais par là. Je n'établirai donc pas une théorie nouvelle à l'occasion de mon travail; je veux d'ailleurs pouvoir me montrer reconnaissant envers ceux qui m'ont précédé dans la même carrière.

Une traduction, quelque bien faite qu'on la suppose, ne peut être un véritable équivalent de l'œuvre originale. La vie et l'àme de celle-ci ne passent pas à celle-là. On reproduit les apparences les plus ma

térielles, la forme, le dessin, quelque chose de la couleur générale'; mais ce qu'il y a de plus subtil, de plus exquis, de plus intime, le parfum, la saveur native, tout cela s'évapore, se volatilise sous une seconde main. Le génie d'un auteur, en un mot, reste dans la langue qu'il a parlée ; il ne se transfuse pas dans un corps nouveau. Ceux donc qui demandent à une traduction la reproduction complète en toutes choses de l'original, demandent tout simplement l'impossible. Cependant les traductions sont utiles. Pour lire les auteurs latins, par exemple, les traductions sont un secours nécessaire à un grand nombre de ceux-là même qui entendent cette langue. A l'égard de Perse, le plus obscur et le plus difficile des poètes latins, ce secours est en quelque sorte indispensable.

La différence qui sépare la copie de l'œuvre primitive est toujours, ce me semble, dans l'exacte proportion de celle qui existe entre les deux peuples et les deux époques, différence de climat, d'idées, de mœurs, de religion, de constitution politique. Or, nous sommes, à ce compte, dans des conditions très défavorables pour traduire Perse, séparés par nos civilisations respectives, bien plus encore que par les dix-huit siècles qui se sont écoulés depuis lui jusqu'à nous.

Après avoir parlé de l'insuffisance des traductions

en général, et de la difficulté que présente, en particulier, la traduction de Perse, il me reste à demander grâce pour la traduction que je donne aujourd'hui. Cette traduction fut écrite il y a dix ans, non pas dans l'intention de la rendre publique, mais uniquement comme étude particulière de langue et de critique. Je choisis Perse, entre tous, parce que son livre renferme un grand nombre de points de controverse, ce qui était très favorable à mon dessein. Je le choisis aussi et surtout, à cause de sa belle et haute morale. L'enseignement moral que contiennent les Satires est même, s'il faut le dire, le seul profit bien réel qu'on en puisse retirer; mais cet avantage est d'un assez grand prix pour mériter qu'on le recherche. Cette considération m'a déterminé à mettre au jour mon travail. Dans ces derniers temps, en revoyant avec des idées nouvelles, plus de maturité et d'expérience, cet écrit d'un autre âge, j'ai pu croire un moment que j'étais', pour le juger sans prévention, dans la situation d'un lecteur désintéressé. C'était une illusion sans doute : un auteur ne saurait s'abdiquer aussi complètement, et les lecteurs véritablement désintéressés me jugeront avec plus de sévérité que je n'ai fait moi-même. J'attendrai leur décision, la seule, il faut bien le reconnaître, qui nous éclaire réellement sur nos fautes.

J'ai donné tous mes soins à cet ouvrage. Dans la

dernière révision que j'en ai faite, j'ai réduit de près de moitié ces premières études, qui, par le nombre et l'étendue des Notes, étaient sans proportion avec le peu de vers que Perse nous a laissés.

Malgré l'autorité de plusieurs traducteurs, d'ailleurs fort habiles, je ne me suis pas cru autorisé à faire subir, dans une version, des changements à mon auteur. Je me suis attaché, avant tout, à lui conserver sa physionomie particulière. Je n'ai pas cherché dans notre langue des équivalents de mon choix à ses métaphores extraordinaires, à ses images bizarres, à ses hardiesses de toutes sortes. J'ai rendu ces métaphores, ces images, ces hardiesses avec une scrupuleuse fidélité, ne jugeant pas que, pour complaire à ·la délicatesse des modernes, je dusse transformer un poète stoïcien des premiers temps de l'ère chrétienne en français du dix-neuvième siècle. Il est cependant un point essentiel de ressemblance que je n'ai pu reproduire, c'est la concision. Perse est souvent énervé dans ma paraphrase; mais lutter de concision avec Perse c'était se condamner à perpétuer l'énigme de son œuvre ; c'était rester obscur comme lui. Or, j'ai voulu être clair: la clarté est la première condition de notre langue. Au surplus, le célèbre poète anglais Dryden, dans sa traduction de Perse, est encore moins concis que je ne l'ai été, et, parmi

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