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IV

SOMMAIRE: OU ALLER PASSER L'ÉTÉ.

- SCÈNE DU DÉPART.

CE QU'IL FAUT POUR SE ME TRE EN ROUTE. - AVEC QUI FAIRE LE VOYAGE. - RÉFLEXIONS DE SALLE D'ATTENTE.

Voici l'été qui arrive au pas gymnastique. Il devient de mode et même de nécessité, pour les constitutions délicates, d'aller faire un séjour à la campagne. Il y a de la distinction à y passer la belle saison. En vérité, c'est bien propre à se reposer du bruit des villes, du tracas des affaires et de l'atmosphère de l'industrie.

C'est encore une question de savoir où aller. Ne faut-il pas d'ailleurs consulter sa tendre moitié, qui doit, en cette matière, avoir voix au chapitre ? C'est bien légitime, certes! Car s'il y a quelqu'un qui ait besoin de respirer l'air pur, de s'inspirer au spectacle de la belle nature, c'est bien la femme, la mère de famille qui, durant toute l'année se consume aux soins de l'intérieur, se dépense au bonheur de ses enfants.

Mais j'ai peine à croire que les places d'eau soient de nature à reposer l'esprit, à calmer les nerfs et à faire jouir pleinement des délices que l'on cherche loin des soucis et des inquiétudes. Ce n'est pas là, ce me semble, que l'on peut se mettre à l'aise et laisser les marmots prendre leurs ébats dans les prés, dans les champs, dans les bois.

Comment se fait-il que tous les ans, les personnes qui vont aux eaux jurent, en bouclant leurs malles pour revenir, qu'on ne les y prendra plus ? Que de fatigues, en effet, pour aller tous les ans avec une famille se baigner... où il n'y a pas toujours de l'eau; s'il faut surtout y amener une demi douzaine de fillettes, ça devient une question d'état. Or on sait comment ces débats se terminent sous une

monarchie tempérée comme celle du conjungo, où l'opposition est armée de toutes les forces de la faiblesse.

La scène du départ pour les eaux a ses avents pendant lesquels toute la maisonnée est sur le qui vive, depuis la prétentieuse modiste jusqu'à la modeste servante. Le chat même de l'établissement voit avec inquiétude s'éloigner souris et rats, faute d'aliments pour les y retenir.

Et le mari! le pauvre mari, qui court essoufflé chez le marchand de malles, chez le cordonnier, chez... à peu près tous les industriels de la ville. Ah! par exemple, c'est madame qui se charge des toilettes, et rendons-lui cette justice qu'elle ne laisse au mari qu'à en payer la note. Petite affaire pour celui qui, sous ce régime constitutionnel, joue le rôle de premier et de ministre des finances.

A ceux qui ne sont pas avides d'émotions vives. . . et qui n'ont pas de filles à marier, je conseille un voyage dans les cantons du Nord, où ils peuvent emmener femmes et enfants... à bon marché: ce qui ne nuit pas dans le paysage.

Pour aller là, il ne faut pas grand appareil, pas de valises gigantesques; on n'y apporte pas la crainte de n'être pas à la mode, ni l'inquiétude d'y faire des gaucheries, ni surtout les soucis d'y faire contracter à ses enfants des habitudes regrettables de luxe et de dissipation. Par contre, on y goûte des délassements réparateurs et le spectacle grandiose de la nature vierge. Encore est-il que, pour jouir de ces excursions si salubres, pour profiter d'un voyage si pittoresque, il faut savoir lire dans ce grand livre de la nature et interpréter son langage si simple, mais si éloquent pour ceux qui y prêtent l'oreille et le cœur.

J'ai choisi pour théâtre de mes exploits les montagnes du Nord qui couronnent la vallée de l'Ottawa, et, parole d'honneur, durant ce temps, il n'y a eu qu'un nuage à l'horizon: c'était de ne pouvoir faire partager les jouissances que m'offrait ce spectacle, par tous ceux qui me sont chers. Je

le confesse, j'ai été attristé en m'éloignant de ces cantons incultes, de ces montagnes abruptes, de ces profondes vallées, de ces forêts vierges, de ces lacs limpides. Et j'y suis retourné. On voyage maintenant dans ces contrées accidentées, comme sur les chemins macadamisés des grand' côtes. J'entends quand on voyage en voiture traînée par des chevaux et non par cette machine allumée qui sue de la vapeur bouillante en soufflant tout haut, et qui vous fait filer un mille à la minute. Parlez-moi du bon temps de jadis où à chaque village échelonné sur le long de la route, on s'arrêtait à des hôtels bien et même très bien tenus, dans lesquels s'exerçaient les devoirs d'une aimable hospitalité. Et il faut le dire, l'amabilité est un assaisonnement qui sied très bien, même à la table d'un hôtellerie.

La première précaution à prendre avant de partir pour une excursion à la campagne, c'est de se choisir un bon compagnon. Et il ne sont pas si communs, ceux qui ont vos goûts, qui voient comme vous, qui apprécient comme vous. Et puis, pour s'enfoncer dans ces sentiers abrupts, il ne faut pas être trop douillet. Le dicton populaire: "Qui choisit prend pire," a souvent son application, car pour faire ce voyage je n'eus même pas à choisir. Et pourtant je trouvai pour m'accompagner un ami qualifié sous tous les rapports.

Un matin du mois d'août 1884, je recevais une note bien courte pour une affaire aussi importante:

LUNDI.

Je pars ce soir pour le Nominingue. Viens-tu ?

LOUIS BEAUBIEN.

Je voulus d'abord résister à la tentation, et toute la journée, cette satanée pensée du Nominingue me revint. L'imagination s'en mêla, et quand je vis que l'idée pre

nait de l'empire, j'y fis consentir la raison: je n'avais pas pris de vacances l'année précédente; l'air des montagnes me serait favorable.... j'allai jusqu'à croire que mon voyage serait utile à la colonisation!!! Où les prétentions vontelles se nicher?

Mais la raison déterminante, c'était l'occasion de faire le voyage avec un ami qui était avec moi en communauté d'idées. Ce fut le trait, comme disent les épiciers.

Je n'avais que quelques heures pour me préparer. C'est peú, car, on a beau dire, il faut, pour un voyage de quinze jours, se précautionner de petits riens qui contribuent à rendre l'expédition agréable. Et c'est singulier comme ces petits brimborions, en apparence insignifiants au départ, prennent de l'importance en s'éloignant. On me l'avait prédit, et je conseille à ceux qui s'enrégimentent dans une escouade de touristes de consulter leur femme, s'ils en ont une, dans la préparation de leur équipement. Quand on part, on ressemble à un soldat qui lève le camp et qui se débarrasse de tout fardeau pesant.

C'est un autre refrain quand on dresse la tente. En faisant son sac on dit: Ah! bah! ceci est inutile, je m'en passerai bien. Mais quand on campe: "Ah! si j'avais ceci! Ah! si j'avais cela!"

Quel arse

Heureusement, mon camarade avait de tout. nal! Fusils, munitions, appareils de pêche, toile de tente, couvertures, batterie de cuisine, garniture de table, articles de toilette, thé, café, biscuits, pommes sèches, jambon, saucisson et saucissettes, et patati et patata.

Je me moquais de ce lourd bagage d'anglais touriste, et je me vantais d'être réduit. . . à ma plus simple expression. C'était à la gare que je faisais cette réflexion. Aussi ce jour-là, j'avais une dent contre les fils de la fière Albion. Je venais de constater que ces braves Anglais de la Compagnie du Pacifique n'avaient pas même eu la délicatesse de

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mettre une seule affiche en français, dans leur gare Dalhousie, alors appelée " des casernes," où les trois quarts et demi des voyageurs sont Canadiens-français. On est bien obligé d'entrer quand même dans leur train.

Il est juste de dire que depuis ce temps, ces messieurs ont reconnu qu'ils n'avaient pas raison de nous infliger cette humiliation, car c'en est une, et que d'ailleurs ils ne peuvent faire exécuter leurs avis par ceux qui ne les comprennent pas.

Toutefois j'étais irrité de cette insulte à notre nationalité quand, jetant un coup d'œil sur les rues Notre-Dame et Saint-Paul, j'aperçus les enseignes de plusieurs boutiques tenues par des Canadiens-français, écrites en jargon anglais. Alors je me suis dit: "On a ce qu'on mérite, parbleu! Les Anglais, après tout, calculent sur notre indifférence; ils exploitent notre apathie... j'allais dire notre bêtise." Mais à présent que j'ai réfléchi à la chose, je constate qu'il y a pire que cela... c'est par calcul et pour plaire aux Anglais, que l'on consent ainsi à se donner un humiliant soufflet, et à faire voir aux étrangers que nous n'avons point ici d'importance. On donne par là à notre ville si française un cachet qui en déguise la physionomie.

Après ces réflexions de salle d'attente, en voiture. Tut, tut: Deux coups de sifflet et nous voilà partis. Et par un beau temps, je vous l'assure.

Il était cinq heures et demie du soir. Cinq heures et demie, en été, à la ville, c'est l'heure où les bureaux se vident, où chacun court prendre le bateau, le train, l'omnibus pour se diriger, qui à Longueuil, qui à Laprairie, qui au Sault-aux-Récollets, qui à Ste-Rose, qui à Ste-Anne de Bellevue et à vingt autres délicieux endroits autour de Montréal. Cinq heures et demie, c'est l'heure où le soleil prête ses derniers feux à la terre qui laisse échapper de ses traits timidement empourprés un expressif "au revoir."

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