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marqué, de sentiments politiques. Une sorte de vie manque, un lien, et l'on sent un puissant cerveau plus qu'un cœur. Je tiens à noter, sinon ce côté faible en un grand homme, du moins ce côté froid.

Une de ses pensées m a toujours frappé :

« Fontenelle, a-t-il dit, autant au-dessus des autres hommes par son cœur qu'au-dessus des hommes de Lettres par son esprit. » Je lis et relis cette pensée, et, me rappelant ce qu'a été Fontenelle, je crois d'abord qu'il faut lire: « Fontenelle autant au-dessous des autres hommes par son cœur que... etc.>> Mais non il paraît bien que c'est un éloge que Montesquieu a voulu faire de Fontenelle; il lui reconnaît ailleurs une qualité excellente pour un homme tel que lui : « Il loue les autres sans peine. » Montesquieu admirait réellement en Fontenelle l'égalité, l'absence d'envie, l'étendue et la prudence, l'indifférence même peut-être. La seule conclusion que j'en veuille tirer, c'est que, très-supérieur à Fontenelle en talent et en manière d'écrivain, il était un peu de la même religion morale que lui.

On a souvent cité ces aveux mémorables de Montesquieu :

« L'étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture n'ait dissipé. << Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière; je vois la lumière avec une espèce de ravissement, et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m'éveiller, et le soir, quand je vais au lit, une espèce d'engourdissement m'empêche de faire des réflexions. << Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des gens d'esprit... etc. »

Homme d'étude et de pensée, détaché d'assez bonne heure des passions et n'ayant du moins jamais été entraîné par elles, il habita et vécut dans la fermeté de l'intelligence. Très-bon dans le particulier, naturel et simple, il mérita d'être aimé de tout ce qui l'entourait autant qu'un génie peut l'être; mais, même dans ses parties les plus humaines, on retrouverait ce côté ferme, indifférent, une équité bienveillante et supérieure plutôt que la tendresse de l'âme.

Qui ne sait le beau trait de sa vie, lorsqu'à Marseille où il ́allait souvent visiter sa sœur, il voulut un jour se promener hors du port dans une barque? il rencontre un jeune homme appelé Robert, qui n'a rien du ton ni des manières d'un mari

nier ce jeune homme, tout en se promenant et en ramant, lui apprend qu'il ne fait ce métier que les fêtes et dimanches, et qu'il le fait pour tâcher d'amasser de quoi racheter son père emmené prisonnier par un corsaire et pour lors esclave à Tétuan. Montesquieu s'informe de tout avec précision, quitte le jeune homme en rentrant au port, et, quelques mois après, le père, délivré, est de retour dans sa famille, sans savoir d'où le secours inespéré lui est venu. Vous versez des larmes; prenez garde! admirez, mais ne pleurez pas. Un ou deux ans après, le jeune homme qui sent bien que c'est à l'inconnu qu'il doit la délivrance de son père, le rencontre sur le port, se jette à ses pieds avec effusion, en le bénissant, en le suppliant de se laisser reconnaître et de venir voir les heureux qu'il a faits. Montesquieu se dérobe brusquement; il nie tout, il se refuse et s'arrache sans pitié à une si légitime reconnaissance. Ce ne fut qu'à sa mort que le bienfait fut révélé. Ici, il me semble voir dans Montesquieu un de ces dieux bienfaiteurs de l'humanité, mais qui n'en partagent point la tendresse. C'est ainsi que dans l'Hippolyte d'Euripide, Diane, au moment où le jeune héros va mourir, s'éloigne, quoiqu'il semble qu'elle l'ait aimé mais, si amie que soit des mortels une divinité ancienne, les larmes sont interdites à ses yeux.—L'HommeDieu n'était point venu.

Dans cette vue que je me suis permise sur la nature morale de Montesquieu, et à laquelle a donné jour sa définition de la justice dans les Lettres Persanes, loin de moi l'idée de diminuer la beauté sévère et humaine du caractère ! Je me borne à la définir, et à considérer cette humanité stoïque, en tant qu'elle se distingue de la charité selon Pascal et Bossuet.

Toutes les questions à l'ordre du jour sous la Régence sont abordées dans les Lettres Persanes, la dispute des anciens et des modernes, la révocation de l'Édit de Nantes et ses effets, la querelle de la bulle Unigenitus, etc.; l'auteur y sert l'esprit du jour en y mêlant et y enfonçant ses vues; le règne de Louis XIV y est vivement attaqué à revers. Dans le fameux épisode des Troglodytes, Montesquieu y donne à sa manière son rêve de Salente. Dans les portraits du Fermier, du Directeur, du Casuiste, de l'Homme à bonnes fortunes, de la Femme joueuse, Montesquieu égale La Bruyère en s'en ressouvenant. Il lui ressemble par la langue, mais sans y viser.

La sienne, tout en étant aussi neuve, est peut-être moins compliquée; elle est d'une netteté et d'une propriété pittoresque singulière. Le Casuiste veut montrer qu'un homme de son état est nécessaire à certaines gens, qui, sans viser à la perfection, tiennent à faire leur salut : « Comme ils n'ont point d'ambition, dit-il, ils ne se soucient pas des premières places; aussi entrent-ils en Paradis le plus juste qu'ils peuvent. Pourvu qu'ils y soient, cela leur suffit. » Ailleurs, parlant de ces gens dont la conversation n'est qu'un miroir où ils montrent sans cesse leur impertinente figure: «Oh! que la louange est fade, s'écrie-t-il, lorsqu'elle réfléchit vers le lieu d'où elle part!» Tout ce style est net, piquant, plein de traits, un peu mince ou aigu. Il y a des incorrections, par exemple : « La plus grande peine n'est pas de se divertir, c'est de le paraître. » Mais Montesquieu, sur le style, a des idées fort dégagées : « Un homme qui écrit bien, pense-t-il, n'écrit pas comme on écrit, mais comme il écrit; et c'est souvent en parlant mal qu'il parle bien. » Il écrit donc à sa manière, et cette manière, toujours fine et vive, devient forte et fière et grandit avec les sujets. J'ai dit qu'il aime et affectionne un genre d'images ou de comparaisons pittoresques pour éclairer sa pensée; par exemple, voulant faire dire à Rica que le mari d'une jolie femme en France, s'il est battu chez lui, prend sa revanche sur les femmes des autres : « Ce titre de mari d'une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, écrit-il, se porte ici sans inquiétude. On se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d'une place par la prise d'une autre : dans le temps que le Turc nous prenait Bagdad, n'enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar? »

C'est exactement de la même manière que, dans l'Esprit des Lois, montrant un utopiste anglais qui a sous les yeux l'image de la vraie liberté, et qui va en imaginer une autre dans son livre, il dira « qu'il a báți Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux. »

Dans la pensée de Montesquieu, au moment où l'on s'y at tend le moins, tout d'un coup la cime se dore.

Au milieu des hardiesses et des irrévérences des Lettres Persanes, un esprit de prudence se laisse entrevoir par la plume d'Usbek; en agitant si bien les questions et en les

perçant quelquefois à jour, Usbek (et c'est une contradiction peut-être à laquelle n'a pas échappé Montesquieu) veut continuer de rester fidèle aux lois de son pays, de sa religion « Il est vrai, dit-il, que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l'esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer.certaines lois : mais le cas est rare; et, lorsqu'il arrive, il n'y faut toucher que d'une main tremblante.» Rica lui-même, l'homme badin et léger, remarquant que dans les tribunaux de justice, pour rendre la sentence, on prend les voix à la majeure (à la majorité), ajoute par manière d'épigramme : « Mais on dit qu'on a reconnu par expérience qu'il vaudrait mieux les recueillir à la mineure : et cela est assez naturel, car il y a très-peu d'esprits justes, et tout le monde convient qu'il y en a une infinité de faux. » C'est assez pour montrer que cet esprit qui a dicté les Lettres Persanes ne poussera jamais les choses à l'extrémité du côté des réformes et des révolutions populaires.

Après avoir touché les questions qui sont proprement de la philosophie de l'histoire, après s'être étonné que les Français aient abandonné des lois anciennes faites par les premiers rois dans les assemblées de la nation, et être ainsi arrivé presque au seuil du grand ouvrage que sans doute il entrevoyait déjà dans l'avenir, Montesquieu continue de s'égayer sur maint sujet, et, quand il en a assez, il coupe court. Les Lettres Persanes, ayant épuisé le tableau et la satire des mœurs présentes, tournent au romanesque : Usbek reçoit la nouvelle que son sérail, profitant de son absence, a fait sa révolution; on s'y révolte, on s'y égorge, on s'y tue. C'est une fin voluptueuse et délirante, une fin à feu et à sang, qui n'a rien de touchant pour nous. Toute cette partie sensuelle est sèche, et marque que Montesquieu n'avait toute son imagination que dans l'ordre de l'observation historique et morale.

Encore une fois, il y a dans les Lettres Persanes, au commencement et à la fin, et dans tout l'ensemble, une pointe de roman de Crébillon fils.

Le Temple de Gnide (1725) est une erreur de goût et une méprise de talent. Montesquieu crut imiter les Grecs en faisant ce petit poëme en prose par complaisance pour une princesse du sang de Condé, Mademoiselle de Clermont. Il avait

trente-cinq ans à cette date, et il a écrit : « A l'âge de trentecinq ans, j'aimais encore (1). » Mais les amours de Montesquieu ne paraissent pas l'avoir jamais beaucoup troublé ni attendri. Il a beau peindre sa Thémire, il reste pour nous plus sensuel en amour que sentimental : « J'ai été dans ma jeunesse assez heureux, disait-il, pour m'attacher à des femmes que j'ai cru qui m'aimaient; dès que j'ai cessé de le croire, je m'en suis détaché soudain. » Et il ajoute : « J'ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs, et à leur rendre des services qui coûtent si peu. » Le Temple de Gnide est une de ces fadeurs, mais qui a dû lui coûter du travail. M. Lainé racontait que, lorsqu'il avait obtenu de la famille Secondat de faire des recherches dans les papiers de Montesquieu, il avait trouvé dans le secrétaire, que personne n'avait ouvert depuis la mort du grand écrivain, une masse de brouillons de tous ses billets doux. L'auteur du Temple de Gnide travaillait et raturait même ses billets doux; on le sent aisément en lisant ce poëme. Chez Montesquieu, ce qui est de la vigueur et du nerf dans les grandes choses, est de la roideur dans les petites. Il n'a pas la grâce.

Vers le même temps, Montesquieu était bien mieux dans sa voie lorsqu'il faisait, à l'Académie de Bordeaux (novembre 1725), un petit Discours à la louange de l'Étude et des Sciences. Il y venge les Sciences, dont il avait mis l'utilité en question dans un endroit des Lettres Persanes; il y avance d'une manière spirituelle et originale qu'une connaissance acquise, un résultat d'un ordre intellectuel est souvent la cause indirecte et lointaine du salut de la société. Si les Mexicains, par exemple, avaient eu un Descartes avant le débarquement des Espagnols, Fernand Cortez ne les aurait point conquis; car l'effroi qu'ils eurent des Espagnols, et cette idée que ces étrangers étaient des dieux, n'était « qu'un simple effet de l'ignorance d'un principe de philosophie. » Le courage ne manqua jamais aux Mexicains ni aux Péruviens, <«< mais seulement l'espérance du succès. Ainsi un mauvais principe de philosophie, l'ignorance d'une cause physique, engourdit dans un moment toutes les forces de deux grands

(1) « Il aimait beaucoup les femmes,» a dit l'abbé de Voisenon, qui ajoute ce malin propos que je donne sans commentaire : « Le Temple de Gnide lui valut de bonnes fortunes, à condition qu'il les cacherait. »

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