Page images
PDF
EPUB

duit en moi l'effet remonte nécessairement à la cause. Je ne suis pas bien sûr, quoi qu'en ait dit Gessner, que ce soit un amant qui, le premier, ait eu l'idée de creuser un tronc d'arbre pour traverser le fleuve qui le séparait de sa maîtresse; mais ce dont je répondrais, c'est que le premier qui entreprit de se frayer sur mer un chemin sans trace au milieu des tempêtes et des abîmes (soit qu'il appartînt à la nation des Eginettes, comme le dit Moïse, ou à celle des Phéniciens, comme le prétend Strabon), dut être un homme éminemment hardi et industrieux, qui se proposa pour but de s'enrichir par un commerce d'échange avec les peuples des contrées lointaines. Le superflu, pour les nations civilisées, est peut-être un besoin plus impérieux que le nécessaire pour celles qui ne connaissent encore que les besoins de la nature. Il est plus aisé au sauvage de la Guiane de se priver d'une partie de sa ration de patattes, de la double natte qui lui sert de lit, qu'à un traitant de se passer de sucre, d'édredon et de liqueur de la Martinique; mais ce café dont le riche indolent aspire le parfum avant d'en savourer le goût, n'est arrivé de Moka, dans cette tasse de

[ocr errors]

porcelaine de Sèvres qu'il tient négligemment à la main, qu'après avoir activé, dans les quatre parties du monde, cinq cents bras que le commerce fait mouvoir. Le commerce est le lien qui unit, qui rapproche tous les peuples de la terre; il adoucit les mœurs, il ajoute aux avantages de la paix, il affaiblit les maux de la guerre, et lorsque tout autre rapport a cessé d'exister entre deux nations, il ménage encore de l'une à l'autre un moyen de communication que la puissance souveraine elle-même ne saurait interrompre.

La volonté d'un commerçant, exprimée dans une lettre-de-change signée sur un comptoir de Lyon ou d'Amsterdam, recevra dans toute l'Europe une exécution plus exacte, plus rigoureuse que tel ordre d'un souverain appuyé par trois cent mille baïonnettes; tels sont les avantages et les bienfaits du commerce, dont je me détourne brusquement pour n'en plus considérer que les abus.

J'ai toujours remarqué que les abus étaient d'autant plus odieux qu'ils avaient leur source dans des institutions plus utiles et plus respecpectables; c'est ainsi que le fanatisme se produit à l'ombre de la religion; que les rapines de

quelques gens de robe s'exercent sous le voile de la justice; que les fureurs de l'ambition trouvent un prétexte dans l'amour de la gloire, et que les honteuses spéculations de l'agiotage s'autorisent du nom et des droits du commerce..

Les gens de mon âge se souviennent encore de l'impression qu'a laissée dans le souvenir et dans la fortune des familles le fatal système de Law, qui mit la France à deux doigts de sa perte. Sa fatale influence fit éclore une nuée de vampires qui spéculaient, dans la rue Quincampoix, sur les malheurs publics, et qui ont eu pour héritiers naturels les agioteurs du Perron et les joueurs de la Bourse.

La Bourse, qui se tenait dans ma jeunesse rue Vivienne, à l'hôtel de la Compagnie des Indes, était le rendez-vous de tout ce qu'il y avait de plus considérable et de plus considéré dans une profession où l'honneur était la première mise de fonds. Ce qu'on appelait alors le crédit, était le résultat d'une réputation sans tache d'une probité héréditaire, et d'une confiance établie sous ce double rapport. Ces vertus, exigées dans les premiers négocians, servaient de modèle à ceux des classes inférieures, et, de

puis le plus riche banquier de la place des Victoires, jusqu'au plus petit mercier de la rue Saint-Denis, chacun avait une réputation à soutenir et un crédit à conserver. Paris, m'a-t-on assuré, possède encore quelques-uns de ces vertueux négocians, qui semblent avoir été reservés, comme ces vieux chênes au milieu d'un vaste taillis, pour donner une idée de la hauteur où s'élevaient jadis les arbres de la forêt.

Je me trouvais à dîner, la semaine dernière, chez Mme de L***, à côté d'un M. David Orioles, dont le nom me rappelait une de ces vieilles réputations commerciales. Je pris la liberté de le consulter sur mes petits intérêts, et je le priai de m'indiquer une manière à la fois sûre et avantageuse de placer quelques fonds dont le produit pût me suffire pour arriver, à l'abri du besoin, au terme très-prochain de ma carrière. Le capital est un héritage dont je dois compte à cette bonne Ottaly, à ce fidèle Zaméo, que j'ai emmenés si loin de leur patrie. J'aurais désiré que M. Orioles se chargeât de notre petite fortune.

« Monsieur, me dit-il, à toute autre époque, je n'aurais pu prendre votre argent qu'à un intérêt de quatre pour cent, et ce taux là ne peut

pas vous suffire; dans les circonstances actuelles, je ne croirais pas vous donner, avec ma fortune entière, une garantie suffisante de la vôtre; mais vous pouvez trouver, à la Banque de France, les sûretés que je ne puis vous offrir. » Il entra ensuite avec moi dans quelques détails sur les avantages du placement qu'il me proposait, et je me décidai à changer, dès le lendemain, mon numéraire contre des actions.

Je ne savais pas encore pourquoi mon voisin de gauche écoutait, avec tant d'attention, une conversation qui n'avait rien de bien intéressant pour un tiers; il se chargea, un moment après, de m'expliquer le motif de sa curiosité.

s;

En sortant de table, il me prit à part : «Vous avez, me dit-il, l'intention de placer des fonds vous ne pouviez vous adresser plus mal qu'à M. David Orioles : c'est un homme d'une grande probité, j'en conviens avec tout le monde; mais en affaires de banque il n'entend rien, absolument rien. Le bon homme en est encore aux vieilles routines, et parce qu'il est dans l'ornière, il se croit dans la route. Le fait est que le commerce, comme toutes les autres branches de l'économie politique, a fait, depuis trente

« PreviousContinue »