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et ses inquiétudes l'arment de rigueur contre ceux qu'il redoute. Habitué à trouver les hommes serviles, il les méprise et les croit aisément coupables. Le droit de juger devient entre ses mains une arme terrible, et il enchaîne ou aveugle ceux auxquels il le délègue. La politesse et le raffinement des mœurs, qui se peuvent rencontrer chez les peuples soumis à un tel gouvernement, loin de modérer ses tendances naturelles, les appuient et les augmentent. Plus sont considérables les biens et les avantages matériels que les particuliers possèdent, plus les mœurs et les idées se montrent hostiles à tous ceux qui sont représentés comme des ennemis de l'ordre de choses établi. La peur qui est là plus impérieuse et la plus basse des passions détermine les accusations, et leur rend l'opinion favorable. Le prévenu est déjà un coupable indigne de toute pitié et de toute protection. Aucune peine ne paraît trop rigoureuse contre lui et l'arbitraire du juge dans le choix et la mesure du châtiment, dans la détermination même du délit, ne révolte plus les consciences.

Ce qui manquait le plus dans l'ancienne France, telle que l'avaient faite les efforts continus de la royauté depuis le XIIIe siècle, surtout le génie de Richelieu et l'inflexible ténacité de Louis XIV, c'était la liberté politique.

Je ne voudrais point exalter outre mesure les institutions féodales. La société ne pouvait s'y arrêter: car elles ne lui donnaient ni la stabilité ni la sécurité sans lesquelles elle ne peut vivre. Elles avaient placé les hommes dans un état d'isolement plutôt que de liberté, et toutes

les inégalités de la force et de la puissance individuelles y altéraient la justice.

Le pouvoir royal, en les ruinant, en constituant l'unité nationale, a véritablement servi la cause de la civilisation et du progrès. Mais il faut amèrement regretter qu'il ait anéanti, avec les vices et les excès de la féodalité, les principes salutaires qu'elle avait proclamés dans l'ordre politique la nécessité du consentement pour la formation de la société, la participation de chaque particulier aux affaires communes. C'était de ces principes qu'étaient sortis, en procédure criminelle, le jugement par les pairs et l'instruction publique. A mesure qu'ils s'affaiblissent et se perdent, à mesure que les idées impériales et byzantines de l'omnipotence royale et de la centralisation excessive s'élèvent et prédominent, nous voyons les règles des jugements s'altérer, le secret envelopper les accusations, les garanties pour le prévenu diminuer, et les magistrats remplacer les pairs dans la décision du procès. Chacun des accroissements du pouvoir royal se traduit par une augmentation de rigueurs contre l'accusé : chaque pas de la France dans la voie qui devait la conduire au gouvernement du bon plaisir se marque dans nos ordonnances criminelles par une restriction au droit sacré de la défense.

- Au milieu du XVIe siècle, à cette sombre époque de F'histoire où François I régnait en France, Henri VIII en Angleterre, et Charles V en Allemagne; où le plus saint des pouvoirs de la terre échappait à peine aux mains d'un Borgia; où le despotisme s'affirmait seul entre le moyen

âge qui s'éteignait, et les temps modernes qui s'ouvraient; l'ordonnance de 1539 avait donné à la procédure criminelle, dans notre pays, la forme qu'elle conserva jus

qu'à la Révolution française. Son esprit était facile à reconnaître, et en accord avec celui des temps où elle fut promulguée. Elle n'avait songé qu'à trouver des coupables, qu'à trouver des preuves, qu'à trouver des témoins. La seule chose dont elle paraissait ne s'être point occupée, c'était de trouver des innocents. Les idées de force et de puissance éclataient dans chacun de ses détails. Nulle part on n'y apercevait l'idée de justice, inséparable de l'idée d'égalité entre l'accusation et la défense. Le prévenu était traité en ennemi; sous ses pas étaient semées des embûches sans nombre. Les rigueurs devançaient la condamnation et en préparaient les éléments. Le droit de défense n'était pas même soupçonné. Le mystère des poursuites excluait la possibilité de la vérité pour les magistrats, de la justification pour l'accusé, du contrôle pour l'opinion.

Les édits postérieurs à l'ordonnance de 1539, notamment l'ordonnance de Louis XIV en 1670, n'avaient introduit presque aucune modification dans cette législation.

Du jugement par les pairs, cette belle institution du moyen âge, aucune trace ne subsistait. Il avait disparu par une suite d'insaisissables transitions. La désuétude dans laquelle tombèrent les combats judiciaires contribua, plus que tout le reste, à faire cesser l'intervention directe de la nation dans la décision du procès. Les vassaux n'allèrent plus aux assises tenues par leur su

zerain, quand elles ne leur offrirent plus une image de la guerre, qui était leur passion; une forme du service militaire, qu'ils considéraient comme leur principal devoir envers leur suzerain. L'introduction 'd'une procédure savante et compliquée par les légistes, qui entreprirent vers le même temps de ruiner avec des axiomes romains l'organisation féodale, acheva d'écarter les citoyens des tribunaux criminels. Les seigneur's commencèrent à juger par baillis. La royauté leur en avait donné l'exemple. La France eut bientôt une foule de petites juridictions, qui, placées en dehors et au-dessus du peuple, se tournèrent en instruments actifs d'arbitraire et d'oppression au service de ceux qui les instituaient. Un bailli jugeant seul füt maître absolu de l'honneur, des biens, et de la liberté de tout homme vivant sur le territoire qu'embrassait sa compétence: avec l'assistance de deux gradués, il put disposer de la vie même de ses justiciables. Un pareil régime amena tant d'abus, causa tant de maux, excita tant de haines, que les empiétements successifs des tribunaux du roi sur les justices seigneuriales furent acclamés par la nation. L'institution des cas royaux, en dépouillant les juges seigneuriaux d'une partie de leurs attributions primitives; l'extension de la faculté d'appel, en enlevant tout caractère souverain à leurs décisions, semblèrent de véritables bienfaits. La royauté eut la fortune, qui ne lui a jamais manqué, de paraître servir la France en satisfaisant son ambition.

Au XVIIIe siècle, la répartition des cas criminels entre

les juridictions diverses qui se limitaient les unes les autres, n'était déterminée que par des règles douteuses et discutées. Il en résultait une confusion très-préjudiciable aux malheureux prévenus, que des tribunaux différents se disputaient quelquefois pendant des années entières, et qui attendaient dans les prisons la fin de ces interminables conflits.

A côté des juges ordinaires appelés à statuer sur tous les crimes dont la connaissance ne leur était pas nommément interdite, on rencontrait une foule de juges extraordinaires auxquels les ordonnances attribuaient, par des désignations spéciales, la poursuite d'une quantité considérable de délits variés. La nature des crimes n'influait pas seule sur les attributions de compétence: pour le même crime il fallait tenir compte de la qualité et de la situation des accusés.

Quelques tribunaux jugeaient sans appel : d'autres, à charge d'appel. La plupart décidaient en premier ou en dernier ressort, suivant les délits et les personnes auxquelles ils étaient imputés.

Ce désordre était augmenté encore par la faculté que s'était réservée la royauté, d'instituer par lettres patentes ou arrêts du conseil, des commissions chargées de juger certaines affaires criminelles. Combien sont nombreuses, dans notre histoire judiciaire, leurs traces sanglantes! elles constituaient avec les lettres de cachet, dont l'usage allait toujours grandissant à mesure que s'étendait le pouvoir royal, l'abus le plus redoutable de l'ancien régime; elles rendaient toute liberté impossible, parce

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