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nue des ressorts par lesquels fonctionnent dans la pratique les institutions politiques et sociales, ouvrait à leurs plans un accès facile dans les intelligences. Ils semblaient s'être appliqués à réaliser un pressentiment du chancelier Bacon: «Je conçois, avait-il dit, une phi«<losophie telle, qu'au lieu de se perdre dans les « fumées des subtiles spéculations, elle travaille effi« cacement à soulager les maux de la vie humaine. »> C'était le but que la philosophie du XVnr siècle se proposait. Elle aspirait à guérir l'humanité; elle croyait son rôle facile à jouer; elle l'abordait avec confiance. Son honneur fut de ne point accepter ce qui était à ce seul titre que cela était. Elle voulut découvrir aux institutions un but, une raison d'être; elle rejeta toutes celles qu'elle ne put rattacher aux lois intimes de la nature, toutes celles qui ne lui apparurent pas en harmonie avec la conscience. Par cette tendance générale de ses doctrines, elle était amenée à repousser les lois barbares et déraisonnables qui présidaient aux poursuites criminelles; mais elle n'a point eu sur ces matières seulement une influence éloignée, elle a contribué plus directement à la transformation de l'ancienne procédure.

Montesquieu écrit l'Esprit des lois. Il ne s'élève pas à la considération d'une règle universelle, supérieure aux législations humaines; il ne fait point de théories; il ne trace point des plans de bonheur, de justice, de liberté imaginaires. Il est fort éloigné des utopies; et

r ce côté de son génie il n'est pas de son siècle :

il irrite même les philosophes; et Helvétius, dans une de ses lettres, lui reproche « une certaine indulgence, « un certain penchant à l'apologie de son temps; »> mais il se rattache au mouvement de son époque par une foi profonde dans la raison, par le dessein de tout expliquer avec ses seules lumières, et de tout faire sortir de la nature de l'homme ou des choses. La profondeur de ses jugements, l'inflexible sévérité de ses opinions sur les abus, les mauvaises coutumes, et les traditions iniques qu'il rencontre dans la société, éveillent dans les consciences le besoin des changements. Il enseigne que les vices des institutions particulières et les torts des lois ne sont, dans chaque pays, que les conséquences logiques du principe qui soutient toute la constitution; et les esprits qui le suivent s'habituent à regarder ces réformes comme inséparables d'une révolution.

Nul publiciste n'a établi avec plus de force l'étroite relation qui existe entre les formes des jugements criminels et celles des gouvernements.

Il place au-dessus de toute critique cette idée qu'une procédure criminelle équitable et protectrice est une condition et une conséquence de la liberté.

Souvent il emprunte à l'Angleterre l'exemple de ses institutions et de ses habitudes judiciaires: le jugement par les pairs, le droit de récusation. Mais, par un procédé tout français, il les dépouille de leur apparence traditionnelle et nationale; il les rattache à des principes; il les fait sortir des lois éternelles de la raison; il leur donne un

caractère de nécessité et d'universalité; il les rend capables d'expansion.

Il inspire le goût de toutes les garanties qu'excluait la procédure de son temps. Il se propose de la faire détester et rejeter en montrant les contradictions qu'elle offre avec tout ce qu'il fait aimer et désirer. Il ne la juge pas; il ne la flétrit pas : impassible, presque indifférent, il en découvre les origines, il la montre naissant de la barbarie, développée par les criminalistes en vue du pouvoir absolu; et son récit écarte d'elle le respect qui s'attache d'ordinaire aux choses qui ont duré.

Bien différent est le génie de Voltaire, cet infatigable champion de la justice, de l'humanité et du malheur. L'activité et la pénétration de son intelligence, la puissance de son bon sens railleur, la sincérité dominatrice de ses indignations et de ses enthousiasmes, lui livrent la direction de son siècle. Il est le souverain de l'opinion. Ses admirations, ses sympathies, ses préjugés, ses dédains et ses haines sont contagieux. La France et l'Europe sont sous le charme de son brillant esprit. C'est que nul parmi ses contemporains n'est une expression aussi complète de son temps; il en a tous les défauts et toutes les qualités : il plaît par les uns et par les autres. Il ne crée pas le sentiment public; il le rend avec une incomparable éloquence.

L'ancienne procédure criminelle n'a point eu de plus redoutable adversaire. Ses mémoires, ses pamphlets, ses factums multipliés ne permettent point à une iniquité de passer sans être dénoncée, à un abus de rester ignoré, à

un meurtre juridique de s'envelopper de mystère. Il arrache à la poudre des greffes leurs douloureux secrets s; il traîne vers la lumière toutes les injustices qu'on lui signale. Son éternel honneur sera de ne s'être jamais tu.

<< Des censeurs me reprochent que j'ai déjà parlé de ces « désastres,» lisons-nous dans son mémoire pour les malheureux Montbailly : « oui, j'ai peint, et je veux repein«<dre ces tableaux nécessaires dont il faut multiplier les << copies. J'ai dit et je redis que la mort de la maréchale « d'Ancre et celle du maréchal de Marillac sont la honte << des lâches barbares qui les condamnèrent. On doit répéter à la postérité qu'un jeune gentilhomme de grande

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espérance pouvait ne pas être condamné à la torture, « au supplice du poing coupé, de la langue arrachée et << de la mort dans les flammes, pour quelques emporte«<ments passagers de jeunesse dont un an de prison « l'aurait corrigé, pour des indiscrétions si secrètes, si inconnues, qu'on fut obligé de les faire revéler par des « monitoires, ancienne procédure de l'inquisition. L'Eu«rope entière s'est soulevée contre cette procédure; il «faut empêcher que l'Europe ne l'oublie.

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<< On doit redire que le comte de Lally n'était cou«pable ni de péculat, ni de trahison...

<< N'est-il pas permis, que dis-je ? nécessaire d'avertir souvent les hommes qu'ils doivent ménager le sang des

<< hommes?...Je voudrais que le récit de toutes ces injus«<tices retentît sans cesse à toutes les oreilles. »

Quelle admirable page! combien elle est digne de

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l'homme qui a écrit: «Le plus vil citoyen massacré sans «raison avec le glaive de la loi est précieux à la nation «et au roi qui la gouverne.»

Voltaire accuse à chaque instant la procédure criminelle de son temps, et lui reproche avec raison les déplorables erreurs de la justice. « On pourrait, dit-il, présen<< ter une longue liste des abus, inséparables peut-être « de la faiblesse humaine, qui se sont glissés dans le re«<cueil si immense et souvent si contradictoire de nos «<lois, les unes dictées par un besoin passager, les au«<tres établies sur des usages et des opinions qui ne «< subsistent plus, ou arrachées au souverain dans des « temps de trouble, ou émanées de temps d'igno

«rance. >>

Il s'indigne en face du mode de preuves qui avait cours dans les tribunaux. « Si un accusé nie jusqu'au dernier «< moment avec une seule probabilité favorable, ces « deux probabilités fortifiées l'une par l'autre équiva«<lent à vingt qui le chargent. En ce cas, condamner « un homme ce n'est pas le juger, c'est le frapper au << hasard. >>

Un indice, quand il semblait très-grave au juge, suffisait pour qu'un accusé fût soumis à la torture. Voltaire s'exprime ainsi sur cette jurisprudence :

<«< Malheureusement on ne convient pas trop quels << sont les indices assez puissants pour engager un juge « à commencer par disloquer le corps d'un citoyen son « égal, par la question.... La barbarie de la question ne «< fut d'abord exercée sur des hommes libres que par

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