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Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris.
Ils abordent sans peur; ils ancrent, ils descendent,
Ils courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants;
Les nôtres à ces cris de nos vaisseaux répondent:
Ils paraissent armés; les Maures se confondent;
L'épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s'estiment perdus.
Ils couraient au pillage, ils rencontrent la guerre;
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.

Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient;
Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs épées;
Des plus braves soldats les trames sont coupées,
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait!

J'allais de tous côtés encourager les nôtres,

Faire avancer les uns et soutenir les autres,

Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage;

Le Maure voit sa perte, et soudain perd courage;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
Change l'ardeur de vaincre en la peur de mourir.

Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Nous laissent pour adieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte et sans considérer

Si leurs rois avec eux ont pu se retirer.
Ainsi leur devoir cède à la frayeur plus forte;
Le flux les apporta, le reflux les remporte;
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie !
A se rendre, moi-même en vain je les convie;
Le cimeterre au poing, ils ne m'écoutent pas;
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef, je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps,
Et le combat cessa faute de combattants.

Le Cid, acte IV, scène 111.

IMPRÉCATIONS DE CAMILLE, SŒUR D'HORACE

AU MOMENT OU ELLE VOIT SON FRÈRE CHARGÉ DES DÉPOUILLES DE SON AMANT

Rome, l'unique objet de mon ressentiment!

Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant!
Rome, qui t'a vu naître, et que ton cœur adore!
Rome enfin, que je hais parce qu'elle t'honore!
Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés,
Saper ses fondements encore mal assurés !
Et, si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie!

Que cent peuples, unis des bouts de l'univers,
Passent, pour la détruire, et les monts et les mers!
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles!
Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux,
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et ses lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

Moi seule en être cause et mourir de plaisir !

Horace, acte IV, scène v.

CONJURATION DE CINNA

Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle
Cette troupe entreprend une action si belle!
Au seul nom de César, d'Auguste, d'empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur,
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur, et rougir de colère.
<< Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux :.
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme,
Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
A ce tigre altéré de tout le sang romain.

Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues!
Combien de fois changé de partis et de ligues!
Tantôt ami d'Antoine et tantôt ennemi,

Et jamais insolent ni cruel à demi. »

Là, par un long récit de toutes les misères

Que durant notre enfance ont enduré nos pères,

Renouvelant leur haine avec leur souvenir,
Je redouble en leur cœur l'ardeur de les punir;
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté
Nos légions s'armaient contre la liberté ;

Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,
Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers;
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître,
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.

J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable,
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat;
Et, pour tout dire enfin, de leur triumvirat.
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires;
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants;
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques,
Le méchant par le prix au crime encouragé,
Le mari par sa femme en son lit égorgé,
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire;
Sans pouvoir exprimer, par tant d'horribles traits,
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.

Vous dirai-je les noms de ces grands personnages Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,

De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?

Mais pourrai-je vous dire à quelle impatience,
A quels frémissements, à quelles violences,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés?
Je n'ai point perdu temps, et, voyant leur colère
Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots : « Toutes ces cruautés,
La perte de nos biens et de nos libertés,
Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,
Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter sur le trône et nous donner des lois. »
Cinna, acte I, scène 111.

AUGUSTE REPROCHE A CINNA SON INGRATITUDE

Tu vois le jour, Cinna, mais ceux dont tu le tiens
Furent les ennemis de mon père et les miens:
Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;
Et lorsque après leur mort tu vins en ma puissance,
Leur haine enracinée au milieu de ton sein,
T'avait mis contre moi les armes à la main.
Tu fus mon ennemi même avant que de naître,
Et tu le fus encor quand tu me pus connaître;
Et l'inclination n'a jamais démenti
Ce sang qui t'avait fait du contraire parti.
Autant que tu l'as pu les effets l'ont suivie.
Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie :
Je te fis prisonnier pour te combler de biens;
Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens.

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