Page images
PDF
EPUB

de tout contact avec l'art qui découle d'elle. La peine est grande de part et d'autre; et ce n'est pas sans péril qu'on tente un isolement que la nature permet, sans doute, mais qu'elle ne fait point. La science n'est que selon l'homme tout seul; l'art est bien plus selon la nature et c'est là ce qui donne à la science une supériorité que l'art ne peut revendiquer pour lui.

Des logiciens de nos jours, même des plus instruits et des plus graves, ont traité cette question avec une légèreté qu'elle ne mérite pas. «< La logique est-elle une science? est-elle un art? vain débat selon eux, simple affaire de définition, dispute de mots. Il n'y a point d'art qui ne soit une science, point de science qui ne soit un art et fixer ici des limites est un soin aussi peu utile qu'il est embarrassant. » De quelque autorité que cette opinion s'appuie, on ne peut l'admettre. La question est l'une des plus importantes qu'on puisse agiter en ces matières. Si la logique est une science, on ne lui demandera que ce qu'une science peut donner, et si elle le donne, son devoir sera rempli la logique sera justifiée aux yeux du sens commun, comme aux yeux de la philosophie; elle tiendra dans le domaine de l'intelligence sa juste place, et lui rendra tous les services qu'on est en droit d'attendre d'elle. Si la

logique est un art, au contraire, et qu'on lui demande plus qu'elle ne peut donner, la logique alors sort de ses voies, se méconnaît elle-même, et poursuit des résultats tout à fait inaccessibles à ses efforts. Mêler les juridictions est un tort dans la pratique légale : ce n'en est pas un moindre dans le domaine de la pensée. Fixer les limites des sciences est tout aussi difficile que de fixer les frontières des états : et les esprits, malgré ce qu'en ont pu dire les penseurs de Port-Royal (Art de penser, Ier discours, pag. 29), ne souffrent pas moins que les peuples de la confusion et des conflits. Au point de vue de la philosophie, il y a de très-fâcheux inconvénients à mêler l'art et la science, parce que les règles de l'un ne sont pas du tout les règles de l'autre. Au point de vue du sens commun, il y en a bien plus encore et c'est parce que la logique ne rendait pas au vulgaire ce qu'on exigeait d'elle injustement, qu'elle est tombée, non pas seulement dans l'abandon, mais dans le mépris. C'est donc tout autre chose qu'un « intérêt verbal » qui s'agite ici. Il y va d'une partie considérable de la philosophie d'abord, de la science humaine, de l'intelligence même. Il est vrai qu'en équivoquant sur les mots d'art et de science, on peut résoudre la question par une fin de non-recevoir très-facile mais la question,

tranchée en apparence, n'en demeure pas moins au fond la même; et il reste toujours à savoir précisément ce que la logique peut faire pour la direction des esprits, et jusqu'où doit s'étendre l'espérance légitime que nous pouvons fonder sur elle. Le sens commun s'étonnera toujours que la logique ne mène pas infailliblement à la vérité : la logique s'ignorant elle-même le lui promettra quelquefois, et ne tiendra pas des promesses qu'elle n'aurait point dû faire. Ces exigences d'une part, cette vaine condescendance de l'autre, sont-elles sans dangers? Non sans doute, et la question vaut parfaitement la peine qu'on s'y arrête et qu'on l'approfondisse.

Les logiciens anciens ne s'y sont pas trompés. Il n'y a pas un commentateur grec ou arabe, il n'y a pas un scholastique, qui n'y ait donné la plus sérieuse attention. Ceci devait suffire pour avertir les critiques modernes. Un litige tant de fois renouvelé, et qui se renouvelle toutes les fois qu'on touche à la logique, a nécessairement de l'importance. Il est du devoir d'un logicien qui tient à ne pas compromettre la science, de le vider dès ses premiers pas. Aussi presque tous l'ont fait, et tous ont eu raison de le faire, bien qu'ils soient loin d'y avoir tous réussi. On peut signaler comme une chose singulière, et Ramus ainsi qu'Omer

Talon, son éditeur, l'ont déjà remarqué, que le père de la logique, l'auteur de l'Organon, soit le seul à peu près qui n'ait pas touché ce point de discussion. Il n'a nulle part défini la logique, dans les ouvrages qui nous sont parvenus, négligeant cette question spéciale, du moins sous la forme où elle a été plus tard si souvent débattue. « Preuve nouvelle, dira-t-on : si cette question était si grave, Aristote ne l'eût pas omise. » Mais cette objection n'est que spécieuse. Aristote a beaucoup mieux fait que de définir la logique, que de vouloir déterminer son étendue, par les limites toujours contestables d'une définition. Il a marqué ces limites d'une manière éternelle par les ouvrages qu'il nous a laissés. Une définition, quelles qu'en eussent été la justesse et la compréhension, n'aurait pas si bien fait. Aristote a tracé en caractères ineffaçables la nature et la circonscription de la logique et ces caractères sont clairement écrits dans les Catégories, l'Herméneia et les Analytiques. Il a fait la part admirablement exacte de la science et de l'art, de la théorie et de la pratique. Il n'a pas, si l'on veut, épuisé complétement l'une et l'autre ; mais il les a si nettement distinguées qu'il n'est presque plus possible de les confondre. La dialectique et la sophistique appartiennent à l'art, loyal ou frauduleux, de même que les quatre

traités qui précèdent appartiennent exclusivement à la science. Si donc Aristote n'a pas défini la logique, comme les progrès de l'analyse ont exigé plus tard que le fissent ses disciples, l'Organon, dans son vaste ensemble, avec les deux domaines que l'auteur lui-même y sépare, n'est qu'une longue définition, irréfutable quand on sait la comprendre, et que les plus profondes investigations qui ont suivi n'ont pu que confirmer.

Il ne faut donc pas dire avec M. Hamilton, juge d'ailleurs si compétent dans ces matières, <«< que les notions inexactes qui ont régné et qui «< règnent encore sur la nature et le domaine de << la logique doivent être principalement attri<< buées à l'exemple d'Aristote et à son autorité. » (Frag. de Philosophie, tr. par M. Peisse, p.218.) Aristote n'a point inspiré ces erreurs : une définition, s'il l'eût faite, ne les aurait pas prévenues. Ses ouvrages eux-mêmes, bien autrement décisifs qu'une simple définition, n'ont pu les empêcher voilà ce qu'il fallait dire. Mais qu'Aristote se soit mépris sur la nature de la logique, au point de n'avoir fait que de la logique appliquée au lieu de logique pure, c'est là très-certainement une assertion exorbitante. Elle sera réfutée plus loin.

Ici, d'ailleurs, il faut laisser de côté les dis

« PreviousContinue »