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siècles antérieurs, ne s'en est pas ému : il a continué ses heureux travaux, sans demander à la logique des secours dont il ne sentait pas le besoin; et nous ne voyons pas que les sciences en aient moins rapidement avancé. Le désordre, plein de vie d'ailleurs, que leur vaste domaine présente à l'observation attentive du philosophe, tient à bien des causes, parmi lesquelles l'abandon des études logiques peut compter, mais n'occupe pas certainement une place très-considérable.

L'histoire, interrogée jusque dans ses témoignages les plus récents, nous prouve donc que la logique n'a point, sur les destinées de l'intelligence, cette influence souveraine qu'on s'est plu quelquefois à lui attribuer, et qu'une philosophie circonspecte ne peut pas, en effet, lui reconnaître. Pour nous, et par l'oubli même où notre temps a laissé les études logiques, il nous serait difficile de dire, d'après un examen direct, ce qu'elles pourraient avoir d'utile pour l'éducation et le gouvernement des esprits. De logiciens, il n'y en a plus, bien que ce titre ait pu être usurpé par quelques écrivains éloquents, raisonnant fort bien sans doute, mais profondément ignorants de toutes les règles qu'ils employaient avec tant de succès. A défaut d'exemples contemporains, nous pouvons le demander à Montaigne, nous

pouvons le demander à Descartes, à Port-Royal, à Malebranche, au dix-septième siècle tout entier, à Leibnitz, témoin le plus impartial et le plus éclairé de tous. N'en appelons point à Bacon, dont l'imagination passionnée s'emporte à l'invective. Mais tous ces grands esprits sans exception, que nous disent-ils des résultats de la logique, encore assidûment cultivée de leur temps? Ils nous répondent tous par des accusations unanimes contre le syllogisme, appliqué comme on le faisait alors. Ils nous répondent bien mieux encore par ces tentatives plus ou moins heureuses qu'ils ont tous faites, pour substituer aux anciennes méthodes une méthode nouvelle, et s'ouvrir des routes tout à fait ignorées à la recherche et à la découverte de la vérité.

que

A côté du témoignage de l'histoire, ne pouvonsnous pas en placer un autre beaucoup plus clair et bien moins récusable? N'est-il pas évident la justesse de l'esprit ne tient pas à la culture qu'il a reçue? que la nature et Dieu font en cela beaucoup plus que les enseignements et les habitudes, et que la logique ne peut pas plus, avec ses formules, toutes vraies qu'elles sont, redresser un esprit naturellement faux, que l'art du médecin ne peut refaire les tempéraments débiles? La logique n'a même presque jamais élevé ses prétentions

aussi haut; et ce ne sont pas des règles abstraites, même rigoureusement appliquées, qui peuvent extirper des esprits les vices ou les faiblesses qui les enchaînent à l'erreur. C'est là le difficile objet d'une pratique plus délicate et plus rare, que la logique n'enseigne pas, et dont les règles longtemps cherchées sont encore et resteront toujours à faire. On n'apprend point à raisonner : tout ce qu'on peut apprendre, c'est comment l'on raisonne. On n'apprend point à être poëte, mais l'on peut sur les chefs-d'œuvre poétiques noter les traces du génie, c'est-à-dire, observer la nature dans ses manifestations les plus éclatantes et les plus vraies. « Ceux qui ont le raisonnement << le plus fort, dit Descartes, et qui digèrent le << mieux leurs pensées, afin de les rendre claires << et intelligibles, peuvent toujours le mieux per<< suader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique. » La logique non plus n'instruisit jamais personne à raisonner; et tous les hommes, des plus ignorants jusqu'aux plus éclairés, suivent la spontanéité de leurs facultés, les uns sans songer à des règles qu'ils ne connaissent pas, les autres sans se souvenir de règles que la réalité ne peut mettre en usage.

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Quelle est donc la nature de la logique?

Répondons sans hésiter que la logique est une science, et que le propre de toute science, ainsi que l'enseigne Aristote, est de nous faire connaître les choses qui sont, comme le propre de l'art est de montrer à produire les choses. La science n'est qu'une histoire : elle observe les faits, elle les classe, les systématise, en étudie les conséquences et les lois générales. Mais elle ne nous apprend pas à rien créer par les facultés que nous a données la nature. Elle ne s'adresse en nous qu'à cette partie de notre intelligence, qui nous met en relation avec le vrai. Elle ne s'adresse qu'à l'entendement, et ne prétend nous mener qu'à la connaissance, à la contemplation, et pour parler grec, à la théorie. Sa fonction n'est que celle-là, bien haute, bien précieuse, mais sans autre utilité que celle de savoir, et par cela même si souvent reléguée dans le domaine des chimères et des impossibilités. L'art, au contraire, poursuit un but moins élevé, beaucoup plus accessible au vulgaire, mieux compris de lui, et qu'il prend volontiers pour le seul que l'intelligence doive se proposer, le seul même qu'elle puisse atteindre. L'art nous apprend à mettre en œuvre cette activité causatrice qui est en nous, et dont l'exercice est pour l'homme le penchant le plus naturel et la jouissance la plus vive. Il nous montre

à faire, à créer quelque chose de notre propre fond. L'habitude vient fortifier les leçons qu'il nous donne ; et pour peu que la nature soit souple et vigoureuse, l'art a bientôt formé des habiles. La mission de l'art est toute pratique : il s'inquiète peu d'où il tire ses éléments; il les emploie sans les approfondir, souvent même sans les connaître. Ce qui le préoccupe, c'est de faire et de bien faire. Savoir ne lui importe que dans la mesure, trèsrestreinte souvent, où toute action de l'intelligence exige que l'on sache. Le vrai lui est à peu près indifférent il ne songe qu'au réel. A ce titre, l'art paraît bien éloigné de la science; et pourtant il ne l'est pas. Par la constitution même de la nature humaine, la théorie et la pratique se tiennent aussi intimement que l'âme et le corps, unis quoique parfaitement distincts, séparés jusqu'à certain point, puisqu'il a été donné à l'âme de se réfugier en elle seule, et de se réduire, en éliminant le corps, dont elle ne peut se détacher, à la pensée qui la fait ce qu'elle est. Il n'y a point d'art qui ne relève d'une science, source de ses principes, antérieure à toutes ses applications, et qui les dirige à son insu, comme l'âme dirige le corps qui ne la connaît pas. Mais de même que l'âme peut s'abstraire du corps auquel elle est jointe, la science peut aussi se préserver

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