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avant genre

que

cessif comme dans les pleurs, et qui se les défendent également, qu'attend-on d'une scène tragique? qu'elle fasse rire? Et d'ailleurs la vérité n'y régnet-elle pas aussi vivement par ses images que dans le comique? l'âme ne va-t-elle pas jusqu'au vrai dans l'un et l'autre de s'émouvoir? estelle même si aisée à contenter? ne lui faut-il pas encore le vraisemblable? Comme donc ce n'est point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie, et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très naïvement exécuté; aussi l'extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir, prouvent clairement que l'effet naturel du grand tragique seroit de pleurer tout franchement et de concert à la vue l'un de l'autre, et sans autre embarras que d'essuyer ses larmes; outre qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprouveroit encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s'y morfondre.

Le poëme tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre; ou, s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abymes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par

le terrible; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les surprises, et par l'horreur, jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d'entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène où les' mutins n'entendent aucune raison, et où pour la bienséance il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas, si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poëte d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique: comment pourroit-il faire le fond ou l'action principale de la comédie? Ces caractères, dit-on, sont naturels: ainsi par cette régle on occupera bientôt tout l'amphithéâtre d'un laquais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit: y a-t-il rien de plus naturel? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour

1 Sédition, dénoûment vulgaire des tragédies. Note de La Bruyère.

à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse: mettez ce rôle sur la scène, plus long-temps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; mais plus aussi il sera froid et insipide '.

Il semble que le roman et la comédie pourroient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles : l'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre foiblesse.

Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle, il a pour lors un caractère original et inimitable mais il est inégal. Ses premières comédies sont séches, languissantes, et ne laissoient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin; comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelques unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression, qu'on ne peut comprendre en un si grand

'On ne peut douter que La Bruyère n'ait eu en vue ici L'HOMME A BONNES FORTUNES, comédie de Baron.

homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit qu'il avoit sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs ; de la conduite de son théâtre qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénoûments; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs, et à leur grande simplicité; il a aimé au contraire à charger la scène d'événements dont il est presque toujours sorti avec succès admirable sur-tout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés. Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de Racine, et qui* tendent un peu plus à une même chose; mais il est égal, soutenu, toujours le même par-tout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature; soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse: exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action, à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue

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Et qui tendent, etc. est la leçon de toutes les éditions originales; dans les éditions modernes on lit, et qu'ils tendent, mais je n'ai pas cru devoir corriger le texte de La Bruyère. (L.)

dans tout le Cid, dans Polyeucte, et dans les Horaces? quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes: Oreste, dans l'Andromaque de Racine, et Phedre du même auteur, comme l'OEdipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourroit parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres : celui-là peint les hommes comme ils devroient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont.

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y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnoît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un éléve, étonne, maîtrise, instruit ; l'autre plaît, remue, touche, pénétre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble, et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et par l'autre, ce l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et dans celui-ci du goût et des sen

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