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avoit omis à dessein, soit en substituant le nom vé

ritable au nom supposé. Ainsi quand La Bruyère dit:

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Quel besoin a Trophime d'être cardinal? » bien sûr que ni son siècle, ni la postérité, ne pourra hésiter à reconnoître dans cette phrase le grand homme qu'on s'étonna de ne point voir revêtu de la pourpre romaine, et de qui elle eût reçu plus d'éclat qu'il n'auroit pu en recevoir d'elle, ces éditeurs changent témérairement Trophime en Bénigne; et, comme si ce n'étoit pas assez clair encore, ils écrivent au bas de la page : « Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de « Meaux. »

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Mais voici un trait bien plus frappant de cette ridicule manie d'instruire un lecteur qui n'en a que faire, en élucidant un auteur qui croyoit être assez clair, ou qui ne vouloit pas l'être davantage. Dans le chapitre De la cour, La Bruyère fait une description qui commence par ces mots : « On parle d'une région, etc. », et qui se termine ainsi : « Les gens du "pays le nomment *** '; il est à quelque quarante-huit

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degrés d'élévation du pôle, et à plus de douze cents « lieues de mer des Iroquois et des Hurons. » Pour le moins éclairé, le moins sagace de tous les lecteurs, l'allégorie est aussi transparente qu'elle est ingénieuse et maligne; nul ne peut douter qu'il ne s'agisse de la résidence royale de France; et chacun, en nommant ce lieu, lorsque l'auteur le tait, peut s'applaudir d'un acte de pénétration qui lui a peu coûté.

Que font nos malencontreux éditeurs? Ils impriment en toutes lettres le nom de Versailles, et ils ne s'aperçoivent pas que ce seul nom dénature entièrement le morceau, dont tout l'effet, tout le charme consiste à décrire Versailles, en termes de relation, comme on feroit de quelque ville de l'Afrique ou des Indes occidentales, récemment découverte par les voyageurs, et à nous faire sentir, par cette heureuse fiction, combien les mœurs de ce pays nous sembleroient singulières, bizarres et ridicules, s'il appartenoit à un autre continent que l'Europe, à un autre royaume que la France.

Depuis plus d'un siècle, les éditions de La Bruyère sont accompagnées de notes connues sous le nom de clef, qui ont pour objet de désigner ceux des contemporains de l'auteur qu'on prétend lui avoir servi de modèles pour ses portraits de caractères. Nous avons exclu de notre édition ces notes qui nous ont toujours paru une ridicule et odieuse superfluité. Nous allons exposer nos motifs.

Aussitôt que parut le livre de La Bruyère, la malignité s'en empara. On crut que chaque caractère étoit le portrait de quelque personnage connu, et l'on voulut savoir les noms des originaux. On osa s'adresser à l'auteur lui-même pour en avoir la liste. Il eut beau s'indigner, se courroucer, nier avec serment que son intention cût été de peindre telle ou telle personne en particulier; on s'obstina, et, ce

qu'il ne vouloit, ni ne pouvoit faire, on le fit à son défaut. Des listes coururent, et La Bruyère, qu'elles désoloient, eut en outre le chagrin de se les voir attribuer. Heureusement, sur ce point, il ne lui fut pas difficile de se justifier. Il n'y avoit pas une seule clef; il y en avoit plusieurs, il y en avoit un grand nombre: c'est assez dire qu'elles n'étoient point semblables, qu'en beaucoup de points elles ne s'accordoient pas entre elles. Comme elles étoient différentes, et ne pouvoient, suivant l'expression de La Bruyère, servir à une même entrée, elles ne pouvoient pas non plus avoir été forgées et distribuées par une même main; et la main de l'auteur devoit être soupçonnée moins qu'aucune autre.

Ces insolentes listes, après avoir troublé les jours de La Bruyère, se sont, depuis sa mort, attachées inséparablement à son livre, comme pour faire une continuelle insulte à sa mémoire. C'étoit perpétuer un scandale en pure perte. Quand elles circuloient manuscrites, les personnages qu'elles désignoient presque toujours faussement, étoient vivants encore ou décédés depuis peu: elles étoient alors des calomnies piquantes, du moins pour ceux dont elles blessoient l'amour-propre ou les affections; mais plus tard, mais quand les générations intéressées eurent disparu, elles ne furent plus que des mensonges insipides pour tout le monde. Fussent-elles aussi véridiques qu'en général elles sont trompeuses, la ma

lignité, la curiosité actuelle n'y pourroit trouver son compte. Pour un fort petit nombre de noms qui appartiennent à l'histoire de l'avant-dernier siècle, et que nous ont conservés les écrits contemporains, combien de noms plus que obscurs, qui ne sont point arrivés jusqu'à nous, et dont on découvriroit tout au plus la trace dans les vieilles matricules des compagnies de finance ou des marguilleries de paroisse? Ajoutons que les auteurs ou les compilateurs de ces clefs, malgré l'assurance naturelle à cette espèce de faussaires, ont souvent hésité entre deux et jusqu'à trois personnages divers, et que, n'osant décider eux-mêmes, ils en ont laissé le soin au lecteur, qui n'a ni la possibilité, ni heureusement l'envie de faire un choix. Ce n'est pas tout encore. Plus d'une fois le nom d'un même personnage se trouve inscrit au bas de deux portraits tout-à-fait dissemblables. Ici le duc de Beauvilliers est nommé comme le modéle du courtisan hypocrite; et à deux pages de distance, comme le type du courtisan dont la dévotion est sincère.

Quand les personnages nommés par les fabricateurs de clefs seroient tous aussi célébres qu'ils sont presque tous ignorés; quand l'indécision et la contradiction même d'un certain nombre de désignations ne les feroient pas justement soupçonner toutes de fausseté, il y auroit encore lieu de rejeter ces prétendues révélations du secret de l'auteur. On ne

peut douter, il est vrai, que La Bruyère, en faisant ses portraits, n'ait eu fréquemment en vue des personnages de la société de son temps. Mais ne sent-on pas tout de suite combien il est téméraire, souvent faux, et toujours nuisible, d'affirmer que tel personnage est précisément celui qui lui a servi de modéle? N'est-ce pas borner le mérite, et restreindre l'utilité de son travail? Si les vices, les travers, les ridicules marqués dans cette image, ont été ceux d'un homme et non de l'humanité, d'un individu et non d'une espèce, le prétendu peintre d'histoire ou de genre n'est plus qu'un peintre de portrait, et le moraliste n'est plus qu'un satirique. Quel profit y auroit-il pour les mœurs, quel avantage y quel avantage y auroit-il pour la gloire de Molière, à prouver que ce grand homme n'a pas voulu peindre l'avarice, mais quelque avare de son dont il a caché le nom, par prudence, sous le nom forgé d'Harpagon?

temps,

Il n'est pas interdit toutefois de savoir et de faire connoître aux autres quels personnages et quelles anecdotes peuvent avoir fourni des traits à l'écrivain qui a peint les mœurs d'une époque sur la scène ou dans un livre, quand ces personnages ont quelque célébrité, et ces anecdotes quelque intérêt. Sans nuire à l'effet moral, ces sortes d'éclaircissements satisfont la curiosité littéraire. Chaque fois donc que La Bruyère fait évidemment allusion à un homme ou à un fait de quelque importance, nous avons pris

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