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comme ensevelie sans fonction, sans mouvement, sans aucun du moins qui fût digne d'elle: je dirois presque qu'elle rougit de son propre corps et des organes bruts et imparfaits auxquels elle s'est vue attachée si long-temps, et dont elle n'a pu faire qu'un sot ou qu'un stupide : elle va d'égal avec les grandes ames, avec celles qui font les bonnes têtes ou les hommes d'esprit. L'ame d'Alain ne se démêle plus d'avec celles du grand Condé, de Richelieu, de Pascal, et de Lingendes '.

La fausse délicatesse dans les actions libres, dans les mœurs ou dans la conduite, n'est pas ainsi nommée parcequ'elle est feinte, mais parcequ'en effet elle s'exerce sur des choses et en des occasions qui n'en méritent point. La fausse délicatesse de goût et de complexion n'est telle au contraire que parcequ'elle est feinte ou affectée : c'est Émilie qui crie de toute sa force sur un petit péril qui ne lui fait pas de peur; c'est une autre qui par mignardise pâlit à la vue d'une souris, ou qui veut aimer les violettes, et s'évanouir aux tubéreuses.

Qui oseroit se promettre de contenter les hommes? Un prince, quelque bon et quelque puissant

1 Jean de Lingendes, évêque de Sarlat et ensuite de Mâcon, se distingua comme prélat et comme orateur. Il mourut en 1665. Un autre Lingendes, de la même famille et de la compagnie de Jésus, eut de la réputation comme prédicateur. C'est du premier sans doute que La Bruyère parle ici.

qu'il fût, voudroit-il l'entreprendre? Qu'il l'essaie; qu'il se fasse lui-même une affaire de leurs plaisirs; qu'il ouvre son palais à ses courtisans, qu'il les admette jusque dans son domestique; que, dans des lieux dont la vue seule est un spectacle, il leur fasse voir d'autres spectacles; qu'il leur donne le choix des jeux, des concerts, et de tous les rafaîchissements; qu'il y ajoute une chère splendide et une entière liberté; qu'il entre avec eux en société des mêmes amusements; que le grand homme devienne aimable, et que le héros soit humain et familier; il n'aura pas assez fait. Les hommes s'ennuient enfin des mêmes choses qui les ont charmés dans leurs commencements: ils déserteroient la table des dieux; et le nectar, avec le temps, leur devient insipide. Ils n'hésitent pas de critiquer des choses qui sont parfaites; il y entre de la vanité et une mauvaise délicatesse: leur goût, si on les en croit, est encore au-delà de toute l'affectation qu'on auroit à les satisfaire, et d'une dépense toute royale que l'on feroit pour y réussir : il s'y mêle de la malignité, qui va jusqu'à vouloir affoiblir dans les autres la joie qu'ils auroient de les rendre contents. Ces mêmes gens, pour l'ordinaire si flatteurs et si complaisants, peuvent se démentir: quelquefois on ne les reconnoît plus, et l'on voit l'homme jusque dans le courtisan. L'affectation dans le geste, dans le parler, et dans les manières, est souvent une suite de l'oisiveté

ou de l'indifférence; et il semble qu'un grand attachement ou de sérieuses affaires jettent l'homme dans son naturel.

Les hommes n'ont point de caractère; ou, s'ils en ont, c'est celui de n'en avoir aucun qui soit suivi, qui ne se démente point, et où ils soient reconnoissables. Ils souffrent beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la régle ou dans le désordre; et s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice: ils ont des passions contraires, et des foibles qui se contredisent; il leur coûte moins de joindre les extrémités, que d'avoir une conduite dont une partie naisse de l'autre ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l'excès, ils l'adoucissent par le changement. Adraste étoit si corrompu et si libertin, qu'il lui a été moins difficile de suivre la mode et se faire dévot: il lui eût coûté davantage d'être homme de bien.

D'où vient que les mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indifféremment les plus grands désastres s'échappent, et ont une bile intarissable sur les plus petits inconvénients? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne se dément point: c'est donc un vice; et quel autre que la vanité, qui ne se ré

veille et ne se recherche que dans les événements où il y a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se néglige sur tout le reste?

L'on se repent rarement de parler peu; très souvent de trop parler: maxime usée et triviale, que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.

C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vraies, et de mentir pour les décrier.

Si l'homme savoit rougir de soi, quels crimes non seulement cachés, mais publics et connus, ne s'épargneroit-il pas?

Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusqu'où ils pourroient aller, c'est par le vice de leur première instruction.

Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre sages.

Il faut aux enfants les verges et la férule: il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornements ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme, qui est esprit, se mene par les yeux et les oreilles.

Timon ou le misanthrope peut avoir l'ame austère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux: il ne s'échappe pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité; il ne veut pas les mieux connoître ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

La raison tient de la vérité, elle est une : l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on feroit des sots et des impertinents. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connoît pas l'homme, ou ne le connoît qu'à demi: quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte. Celui au contraire qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutoit pas, dont il ne pouvoit avoir le moindre soupçon: il avance par des expé

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