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grands hommes encore plus grands, et les petits beaucoup plus petits.

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I

a des y a gens qui gagnent à être extraordinaires : ils voguent, ils cinglent dans une mer où les autres échouent et se brisent: ils parviennent, en blessant toutes les règles de parvenir; ils tirent de leur irrégularité et de leur folie tous les fruits d'une sagesse la plus consommée : hommes dévoués à d'autres hommes, aux grands à qui ils ont sacrifié, en qui ils ont placé leurs dernières espérances, ils ne les servent point, mais ils les amusent: les personnes de mérite et de service sont utiles aux grands, ceux-ci leur sont nécessaires; ils blanchissent auprès d'eux dans la pratique des bons mots, qui leur tiennent lieu d'exploits dont ils attendent la récompense; ils s'attirent, à force d'être plaisants, des emplois graves, et s'élèvent par un continuel enjouement jusqu'au sérieux des dignités; ils finissent enfin, et rencontrent inopinément un avenir qu'ils n'ont ni craint ni espéré : ce qui reste d'eux sur la terre, c'est l'exemple de leur fortune, fatal à ceux qui voudroient le suivre.

L'on exigeroit de certains personnages qui ont une fois été capables d'une action noble, héroïque,

Ce portrait ressemble fort au duc de La Feuillade. Les clefs le nomment; et ce que les écrits du temps nous apprennent de ce grand seigneur feroit croire que les clefs ont raison.

et qui a été sue de toute la terre, que, sans paroître comme épuisés par un si grand effort, ils eussent du moins, dans le reste de leur vie, cette conduite sage et judicieuse qui se remarque même dans les hommes ordinaires ; qu'ils ne tombassent point dans des petitesses indignes de la haute réputation qu'ils avoient acquise; que, se mélant moins dans le peuple, et ne lui laissant pas le loisir de les voir de près, ils ne le fissent point passer de la curiosité et de l'admiration à l'indifférence, et peut-être au mépris.

I

Il coûte moins à certains hommes de s'enrichir de mille vertus, que de se corriger d'un seul défaut; ils sont même si malheureux, que ce vice est souvent celui qui convenoit le moins à leur état, et qui pouvoit leur donner dans le monde plus de ridicule: il affoiblit l'éclat de leurs grandes qualités, empêche qu'ils ne soient des hommes parfaits, et que leur réputation ne soit entière. On ne leur demande point qu'ils soient plus éclairés et plus incorruptibles, qu'ils soient plus amis de l'ordre et de la discipline, plus fidéles à leurs devoirs, plus zélés

'Il se pourroit que La Bruyère eût eu en vue dans ce paragraphe l'archevêque de Paris, Harlay de Chanvalons, qui avoit de grands talents, de grandes qualités, et qui remplissoit parfaitement tous les devoirs de son état, à l'exception d'un seul. La Bruyère nous dispense de dire lequel.

pour le bien public, plus graves: on veut seulement qu'ils ne soient point amoureux.

Quelques hommes, dans le cours de leur vie, sont si différents d'eux-mêmes par le cœur et par l'esprit, qu'on est sûr de se méprendre, si l'on en juge seulement par ce qui a paru d'eux dans leur première jeunesse. Tels étoient pieux, sages, savants, qui, par cette mollesse inséparable d'une trop riante fortune, ne le sont plus. L'on en sait d'autres qui ont commencé leur vie par les plaisirs, et qui ont mis ce qu'ils avoient d'esprit à les connoître, que les disgraces ensuite ont rendus religieux, sages, tempérants. Ces derniers sont, pour l'ordinaire, de grands sujets, et sur qui l'on peut faire beaucoup de fond: ils ont une probité éprouvée par la patience et par l'adversité : ils entent sur cette extrême politesse que le commerce des femmes leur a donnée, et dont ils ne se défont jamais, un esprit de régle, de réflexion, et quelquefois une haute capacité, qu'ils doivent à la chambre et au loisir d'une mauvaise fortune.

Tout notre mal vient de ne pouvoir être seuls: de là le jeu, le luxe, la dissipation, le vin, les femmes, l'ignorance, la médisance, l'envie, l'oubli de soi-même et de Dieu.

L'homme semble quelquefois ne se suffire pas à soi-même les ténèbres, la solitude, le troublent,

le jettent dans des craintes frivoles, et dans de vaines terreurs : le moindre mal alors qui puisse lui arriver, est de s'ennuyer.

L'ennui est entré dans le monde par la paresse; elle a beaucoup de part dans la recherche que que font les hommes des plaisirs, du jeu, de la société. Celui qui aime le travail a assez de soi-même.

La plupart des hommes emploient la première partie de leur vie à rendre l'autre misérable.

Il y a des ouvrages' qui commencent par A et finissent par Z: le bon, le mauvais, le pire, tout y entre; rien, en un certain genre, n'est oublié : quelle recherche, quelle affectation dans ces ouvrages! on les appelle des jeux d'esprit. De même il y a un jeu dans la conduite: on a commencé, il faut finir, on veut fournir toute la carrière. Il seroit mieux ou de changer ou de suspendre, mais il est plus rare et plus difficile de poursuivre: on poursuit, on s'anime par les contradictions; la vanité soutient, supplée à la raison, qui cède et qui se désiste: on porte ce raffinement jusque dans les actions les plus vertueuses, dans celles même où il entre de la religion.

Ces mots, qui commencent par A et finissent par Z, sembleroient indiquer un dictionnaire, et notamment celui de l'académie. Mais comment appeler un dictionnaire un jeu d'esprit? comment trouver dans un dictionnaire de langue, de la recherche et de l'affectation? Il me semble fort difficile de dire à quelle espèce d'ouvrage La Bruyère fait allusion.

Il n'y a que nos devoirs qui nous coûtent, parceque leur pratique ne regardant que les choses que nous sommes étroitement obligés de faire, elle n'est pas suivie de grands éloges, qui est tout ce qui nous excite aux actions louables, et qui nous soutient dans nos entreprises. N... aime une piété fastueuse qui lui attire l'intendance des besoins des pauvres, le rend dépositaire de leur patrimoine, et fait de sa maison un dépôt public où se font les distributions: les gens à petits collets et les sœurs grises y ont une libre entrée; toute une ville voit ses aumônes, et les publie : qui pourroit douter qu'il soit homme de bien, si ce n'est peut-être ses créanciers?

Géronte meurt de caducité, et sans avoir fait ce testament qu'il projetoit depuis trente années : dix têtes viennent ab intestat partager sa succession. Il ne vivoit depuis long-temps que par les soins d'Astérie sa femme, qui jeune encore s'étoit dévouée à sa personne, ne le perdoit pas de vue, secouroit sa vieillesse, et lui a enfin fermé les yeux. Il ne lui laisse pas assez de bien pour pouvoir se passer, pour vivre, d'un autre vieillard.

Laisser perdre charges et bénéfices plutôt que de vendre ou de résigner, même dans son extrême vieillesse, c'est se persuader qu'on n'est pas du nombre de ceux qui meurent; ou si l'on croit que l'on peut mourir, c'est s'aimer soi-même, et n'ai

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