Page images
PDF
EPUB

sage, ou habile, ou vertueux ; c'est un homme à la mode.

Nous avons pour les grands et pour les gens en place une jalousie stérile ou une haine impuissante qui ne nous venge point de leur splendeur et de leur élévation, et qui ne fait qu'ajouter à notre propre misère le poids insupportable du bonheur d'autrui: que faire contre une maladie de l'ame si invétérée et si contagieuse? Contentons-nous de peu, et de moins encore, s'il est possible: sachons perdre dans l'occasion; la recette est infaillible, et je consens à l'éprouver : j'évite par-là d'apprivoiser un suisse ou de fléchir un commis, d'être repoussé à une porte par la foule innombrable de clients ou de courtisans dont la maison d'un ministre se dégorge plusieurs fois le jour, de languir dans sa salle d'audience, de lui demander en tremblant et en balbutiant une chose juste, d'essuyer sa gravité, son ris amer, et son laconisme. Alors je ne le hais plus, je ne lui porte plus d'envie; il ne me fait aucune prière, je ne lui en fais pas; nous sommes égaux, si ce n'est peut-être qu'il n'est pas tranquille, et que je le suis.

Si les grands ont les occasions de nous faire du bien, ils en ont rarement la volonté; et, s'ils desirent de nous faire du mal, ils n'en trouvent pas toujours les occasions. Ainsi l'on peut être trompé dans l'espèce de culte qu'on leur rend, s'il n'est

fondé que sur l'espérance ou sur la crainte; et une longue vie se termine quelquefois sans qu'il arrive de dépendre d'eux pour le moindre intérêt, ou qu'on leur doive sa bonne ou sa mauvaise fortune. Nous devons les honorer parcequ'ils sont grands, et que nous sommes petits; et qu'il y en a d'autres plus petits que nous, et qui nous honorent.

A la cour, à la ville, mêmes passions, mêmes foiblesses, mêmes petitesses, mêmes travers d'esprit, mêmes brouilleries dans les familles et entre les proches, mêmes envies, mêmes antipathies: par-tout des brus et des belles-mères, des maris et des femmes, des divorces, des ruptures, et de mauvais raccommodements; par-tout des humeurs, des colères, des partialités, des rapports, et ce qu'on appelle de mauvais discours: avec de bons yeux on voit sans peine la petite ville, la rue Saint-Denis, comme transportées à V** 1 ou à F** 2. Ici l'on croit se hair avec plus de fierté et de hauteur, et peutêtre avec plus de dignité: on se nuit réciproquement avec plus d'habileté et de finesse; les colères sont plus éloquentes, et l'on se dit des injures plus poliment et en meilleurs termes; l'on n'y blesse point la pureté de la langue; l'on n'y offense que les hommes ou que leur réputation : tous les dehors du vice y sont spécieux; mais le fond, encore une ' Versailles. 2 Fontainebleau.

fois, y est le même que dans les conditions les plus ravalées : tout le bas, tout le foible et tout l'indigne, s'y trouvent. Ces hommes si grands ou par leur naissance, ou par leurs faveurs, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si polies et si spirituelles, tous méprisent le peuple; et ils sont peuple.

Qui dit le peuple dit plus d'une chose : c'est une vaste expression; et l'on s'étonneroit de voir ce qu'elle embrasse, et jusques où elle s'étend. Il y a le peuple qui est opposé aux grands; c'est la populace et la multitude: il y a le peuple qui est opposé aux sages, aux habiles et aux vertueux; ce sont les grands comme les petits.

Les grands se gouvernent par sentiment: ames oisives sur lesquelles tout fait d'abord une vive impression. Une chose arrive, ils en parlent trop, bientôt ils en parlent peu, ensuite ils n'en parlent plus, et ils n'en parleront plus: action, conduite, ouvrage, événement, tout est oublié; ne leur demandez ni correction, ni prévoyance, ni réflexion, ni reconnoissance, ni récompense.

L'on se porte aux extrémités opposées à l'égard de certains personnages. La satire, après leur mort, court parmi le peuple, pendant que les voûtes des temples retentissent de leurs éloges. Ils ne méritent quelquefois ni libelles ni discours funèbres;

quelquefois aussi ils sont dignes de tous les deux.

L'on doit se taire sur les puissants, il y a presque toujours de la flatterie à en dire du bien; il y a du péril à en dire du mal pendant qu'ils vivent, et de la lâcheté, quand ils sont morts.

[ocr errors][merged small][merged small]

QUAND on parcourt sans la prévention de son pays toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir; il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, c'est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y sou

mettre.

Il ne faut ni art ni science pour exercer la tyran. nie; et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement; elle inspire de tuer ceux dont la vie est un obstacle à notre ambition: un homme né cruel fait cela sans peine. C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de s'agrandir.

C'est une politique sûre et ancienne dans les républiques que d'y laisser le peuple s'endormir dans les fétes, dans les spectacles, dans le luxe, dans le faste, dans les plaisirs, dans la vanité et la mollesse; le laisser se remplir du vide, et savourer la bagatelle: quelles grandes démarches ne fait-on pas au despotique par cette indulgence!

Il n'y a point de patrie dans le despotique;

« PreviousContinue »