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« C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour « la moindre roture, et de n'y être pas gentilhomme.

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Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit : « Iphis met du rouge, mais ra«rement; il n'en fait pas habitude. »

Il seroit difficile de n'être pas vivement frappé du tour aussi fin qu'énergique qu'il donne à la pensée suivante, malheureusement aussi vraie que profonde : « Un grand dit de Timagène votre ami qu'il est un sot, « et il se trompe. Je ne demande pas que vous répli<quiez qu'il est homme d'esprit: osez seulement pen« ser qu'il n'est pas un sot. »

C'est dans les portraits sur-tout que La Bruyère a eu besoin de toutes les ressources de son talent. Théophraste, que La Bruyère a traduit, n'emploie pour peindre ses Caractères que la forme d'énumération ou de description. En admirant beaucoup l'écrivain grec, La Bruyère n'a eu garde de l'imiter; ou, si quelquefois il procéde comme lui par énumération, il sait ranimer cette forme languissante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun exemple.

Relisez les portraits du riche et du pauvre : « Giton « a le teint frais, le visage plein, la démarche ferme, etc. « Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, etc. »; et voyez comment ces mots, il est riche; il est pauvre, rejetés à la fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière, qui, en se réfléchissant sur les traits qui précédent, y répandent un nouveau jour, et leur donnent un effet extraordinaire.

Voyez le chapitre VI,

Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point! « Il fait bâtir une maison de pierres de « taille, raffermie dans les encoignures par des mains « de fer et dont il assure, en toussant, et avec une voix « frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin. Il se pro« mėne tous les jours dans ses ateliers sur les bras d'un « valet qui le soulage; il montre à ses amis ce qu'il a fait, « et leur dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour << ses enfants qu'il bâtit, car il n'en a point; ni pour ses « héritiers, personnes viles et qui sont brouillées avec «<lui: c'est pour lui seul; et il mourra demain. »

Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfait trouvé par hasard, et ce portrait est charmant; je ne puis me refuser au plaisir d'en citer un passage : « Loin de s'appliquer « à vous contredire avec esprit, ARTÉNICE s'approprie « vos sentiments : elle les croit siens, elle les étend, elle « les embellit: vous êtes content de vous d'avoir pensé « si bien, et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez « cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit « qu'elle parle, soit qu'elle écrive: elle oublie les traits «< où il faut des raisons; elle a déja compris que la sim«plicité peut être éloquente. »

Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la foiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fit un apologue. C'est IRENE qui va au temple d'Épidaure con

sulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiquée : « L'oracle prononce que c'est par la longueur du « chemin qu'elle vient de faire. Elle déclare que le vin « lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau. Ma « vue s'affoiblit, dit Irène. Prenez des lunettes, dit Es

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culape. Je m'affoiblis moi-même, continue-t-elle; je « ne suis ni si forte, ni si saine que j'ai été. C'est, dit le « dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen de guérir << de cette langueur? Le plus court, Irène, c'est de " mourir comme ont fait votre mère et votre aïeule. » A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paroître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a su l'embellir.

La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'ÉMIRE': c'est un petit roman plein de finesse, de grace, et même d'intérêt.

Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains, dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer Voyez le chapitre III.

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ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger.

« Tout excellent écrivain est excellent peintre, » dit La Bruyère lui-même : et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau ; tout y parle à l'imagination : « La véritable grandeur ⚫ se laisse toucher et manier.... elle se courbe avec bonté « vers ses inférieurs, et revient sans effort à son na« turel. »

«

Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subite<ment un homme à la mode, et qui le soulève davantage, que le grand jeu.

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Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage avant de savoir le jugement du public:

« Ils ne hasardent point leurs suffrages; ils veulent être

« portés par la foule, et entrainés par la multitude. »

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La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste : il

vous le montre planté et ayant pris racine devant ses tulipes; il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, sur-tout par l'analogie des objets.

« Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir << su éviter une sottise. » C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère, s'élevant contre l'usage des serments, dit : « Un honnête homme

«

qui dit oui, ou non, mérite d'être cru; son caractère * jure pour lui. »

Il est d'autres figures de style d'un effet moins frappant, parceque les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit; je n'en citerai qu'un exemple:

Il y a dans quelques femmes un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne a peuvent couvrir de toute leur modestie. >>

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Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinaison d'idées très fines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé. Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent sur-tout aux contrastes.

Ce sont les rapprochements ou les oppositions de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peut-être n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste.

"

« Il s'est trouvé des filles qui avoient de la vertu, de « la santé, de la ferveur, et une bonne vocation, mais « qui n'étoient pas assez riches pour faire dans une « riche abbaye vœu de pauvreté. »

Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place, « qui n'étoient pas assez riches pour faire vœu « de pauvreté dans une riche abbaye; » et voyez com

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