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manque rien, peut former cette question; mais il faut que ce soit un homme pauvre qui la décide.

Il ne laisse pas d'y avoir comme un charme attaché à chacune des différentes conditions, et qui y demeure jusqu'à ce que la misère l'en ait ôté. Ainsi les grands se plaisent dans l'excès, et les petits aiment la modération; ceux-là ont le goût de dominer et de commander, et ceux-ci sentent du plaisir et même de la vanité à les servir et à leur obéir: les grands sont entourés, salués, respectés; les petits entourent, saluent, se prosternent, et tous sont

contents.

Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu'ils vous ont faites, c'est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement.

que

Il est vieux et usé, dit un grand; il s'est crevé à me suivre qu'en faire? Un autre, plus jeune, enléve ses espérances, et obtient le poste qu'on ne refuse à ce malheureux que parcequ'il l'a trop mérité.

Je ne sais, dites-vous avec un air froid et dédaigneux, Philante a du mérite, de l'esprit, de l'agrément, de l'exactitude sur son devoir, de la fidélité et de l'attachement pour son maître, et il en est médiocrement considéré; il ne plaît pas, il n'est pas goûté: expliquez-vous; est-ce Philante, ou le grand qu'il sert, que vous condamnez?

Il est souvent plus utile de quitter les grands que de s'en plaindre.

Qui peut dire pourquoi quelques uns ont le gros lot, ou quelques autres la faveur des grands?

Les grands sont si heureux, qu'ils n'essuient pas même, dans toute leur vie, l'inconvénient de regretter la perte de leurs meilleurs serviteurs ou des personnes illustres ' dans leur genre, et dont ils ont tiré le plus de plaisir et le plus d'utilité. La première chose que la flatterie sait faire après la mort de ces hommes uniques, et qui ne se réparent point, est de leur supposer des endroits foibles, dont elle prétend que ceux qui leur succédent sont très exempts: elle assure que l'un, avec toute la capacité et toutes les lumières de l'autre dont il prend la place, n'en a point les défauts; et ce style sert aux princes à se consoler du grand et de l'excellent par le médiocre.

Les grands dédaiguent les gens d'esprit qui n'ont que de l'esprit; les gens d'esprit méprisent les grands qui n'ont que de la grandeur; les gens de bien plaignent les uns et les autres qui ont ou de la grandeur ou de l'esprit sans nulle vertu.

Quand je vois, d'une part, auprès des grands, à

'Louis XIV apprit la mort de Louvois sans en témoigner aucun chagrin, quelque utilité qu'il eût tirée du zèle infatigable de ce ministre; et, s'il eût en des regrets, ses courtisans se seroient sans doute empressés de les adoucir, en lui persuadant qu'il n'a

leur table, et quelquefois dans leur familiarité, de ces hommes alertes, empressés, intrigants, aventuriers, esprits dangereux et nuisibles, et que je considère, d'autre part, quelle peine ont les personnes de mérite à en approcher, je ne suis pas toujours disposé à croire que les méchants soient soufferts par intérêt, ou que les gens de bien soient regardés comme inutiles; je trouve plus mon compte à me confirmer dans cette pensée, que grandeur et discernement sont deux choses différentes, et l'amour pour la vertu et pour les vertueux une troisième

chose.

Lucile aime mieux user sa vie à se faire supporter de quelques grands que d'être réduit à vivre familièrement avec ses égaux.

La régle de voir de plus grands que soi doit avoir ses restrictions: il faut quelquefois d'étranges talents la réduire en pratique.

pour

Quelle est l'incurable maladie de Théophile 1?

voit pas fait une si grande perte, et qu'il l'avoit amplement réparéc par le choix de son nouveau ministre. C'est à cela probablement que La Bruyère fait ici allusion.

1

Les clefs désignent l'abbé de Roquette, évêque d'Autun, qui avoit effectivement la manic de vouloir gouverner les grands. Ce qui prouve que le personnage peint ici par La Bruyère est un évêque, c'est qu'il est question des dix mille ames dont il répond à Dieu; et le trait: A peine un grand est-il débarqué, etc. s'applique parfaitement à l'évêque d'Autun, qui, à l'arrivée de Jacques II en France, avoit fait les plus grands efforts pour s'insinuer dans la faveur de ce prince.

elle lui dure depuis plus de trente années; il ne guérit point: il a voulu, il veut, et il voudra gouverner les grands; la mort seule lui ôtera avec la vie cette soif d'empire et d'ascendant sur les esprits: est-ce en lui zéle du prochain? est-ce habitude? est-ce une excessive opinion de soi-même? Il n'y a point de palais où il ne s'insinue: ce n'est pas au milieu d'une ⚫ chambre qu'il s'arrête; il passe à une embrasure, ou au cabinet: on attend qu'il ait parlé et longtemps, et avec action, pour avoir audience, pour être vu. Il entre dans le secret des familles ; il est de quelque chose dans tout ce qui leur arrive de triste ou d'avantageux : il prévient, il s'offre, il se fait de fete; il faut l'admettre. Ce n'est pas assez, pour remplir son temps ou son ambition, que le soin de dix mille ames dont il répond à Dieu comme de la sienne propre; il en a d'un plus haut rang et d'une plus grande distinction, dont il ne doit aucun compte, et dont il se charge plus volontiers. Il écoute, il veille sur tout ce qui peut servir de pâture à son esprit d'intrigue, de médiation, ou de manège: à peine un grand est-il débarqué, qu'il l'empoigne, et s'en saisit; on entend plus tôt dire à Théophile qu'il le gouverne, qu'on n'a pu soupçonner qu'il pensoit à le gouverner.

Une froideur ou une incivilité qui vient de ceux qui sont au-dessus de nous nous les fait haïr; mais un salut ou un sourire nous les réconcilie.

Il y a des hommes superbes que l'élévation de leurs rivaux humilie et apprivoise; ils en viennent, par cette disgrace, jusqu'à rendre le salut: mais le temps qui adoucit toutes choses, les remet enfin dans leur naturel.

Le mépris que les grands ont pour le peuple les rend indifférents sur les flatteries ou sur les louanges qu'ils en reçoivent, et tempère leur vanité : de même, les princes loués sans fin et sans relâche des grands ou des courtisans en seroient plus vains s'ils estimoient davantage ceux qui les louent.

Les grands croient être seuls parfaits, n'admettent qu'à peine dans les autres hommes la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse, et s'emparent de ces riches talents, comme de choses dues à leur naissance. C'est cependant en eux une erreur grossière de se nourrir de si fausses préventions: ce qu'il y a jamais eu de mieux pensé, de mieux dit, de mieux écrit, et peut-être d'une conduite plus délicate, ne nous est pas toujours venu de leur fonds. Ils ont de grands domaines et une longue suite d'ancêtres, cela ne leur peut être contesté.

Avez-vous de l'esprit, de la grandeur, de l'habileté, du goût, du discernement? en croirai-je la prévention et la flatterie, qui publient hardiment votre mérite? elles me sont suspectes, et je les récuse. Me laisserai-je éblouir par un air de capacité ou de hauteur qui vous met au-dessus de tout ce

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