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l'on ait, on s'y trouve tel : mais le mal est commun, et les grands mêmes y sont petits.

La province est l'endroit d'où la cour, comme dans son point de vue, paroît une chose admirable si l'on s'en approche, ses agréments diminuent comme ceux d'une perspective que l'on voit de trop près.

L'on s'accoutume difficilement à une vie qui se passe dans une antichambre, dans des cours ou sur l'escalier.

La cour ne rend pas content; elle empêche qu'on ne le soit ailleurs.

Il faut qu'un honnête homme ait tâté de la cour: il découvre, en y entrant, comme un nouveau monde qui lui étoit inconnu, où il voit régner également le vice et la politesse, et où tout lui est utile, le bon et le mauvais.

La cour est comme un édifice bâti de marbre; je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

L'on va quelquefois à la cour pour en revenir, et se faire par-là respecter du noble de sa province, ou de son diocésain.

Le brodeur et le confiseur seroient superflus, et ne feroient qu'une montre inutile, si l'on étoit modeste et sobre les cours seroient désertes, et les rois presque seuls, si l'on étoit guéri de la vanité et de l'intérêt. Les hommes veulent être esclaves

quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs. Il semble qu'on livre en gros aux premiers de la cour l'air de hauteur, de fierté, et de commandement, afin qu'ils le distribuent en détail dans les provinces ils font précisément comme on leur fait, vrais singes de la royauté.

Il n'y a rien qui cnlaidisse certains courtisans comme la présence du prince: à peine les puis-je reconnoître à leurs visages, leurs traits sont altérés, et leur contenance est avilie. Les gens fiers et superbes sont les plus défaits, car ils perdent plus du leur: celui qui est honnête et modeste s'y soutient mieux; il n'a rien à réformer.

L'air de cour est contagieux, il se prend à V.2 comme l'accent normand à Rouen ou à Falaise: on l'entrevoit en des fourriers, en de petits controleurs, et en des chefs de fruiterie; l'on peut avec une portée d'esprit fort médiocre y faire de grands progrès. Un homme d'un génie élevé et d'un mérite solide ne fait pas assez de cas de cette espèce de talent pour faire son capital de l'étudier et de se le

'C'est ainsi que Voltaire a dit des courtisans: Ils

Vont en poste à Versaille essuyer des mépris,
Qu'ils reviennent soudain rendre en poste à Paris.

2 C'est Versailles que La Bruyère désigne par cette lettre initiale. Dans la première édition de ces CARACTÈRES, il n'avoit pas même employé cette lettre; le nom tout entier étoit en blanc.

rendre propre ; il l'acquiert sans réflexion, et il ne pense point à s'en défaire.

N** arrive avec grand bruit; il écarte le monde, se fait faire place; il gratte, il heurte presque; il se nomme: on respire, et il n'entre qu'avec la foule.

Il y a dans les cours des apparitions de gens aventuriers et hardis, d'un caractère libre et familier, qui se produisent eux-mêmes, protestent qu'ils ont dans leur art toute l'habileté qui manque aux autres, et qui sont crus sur leur parole. Ils profitent cependant de l'erreur publique, ou de l'amour qu'ont les hommes pour la nouveauté : ils percent la foule, et parviennent jusqu'à l'oreille du prince, à qui le courtisan les voit parler pendant qu'il se trouve heureux d'en être vu. Ils ont cela de commode pour les grands, qu'ils en sont soufferts sans conséquence, et congédiés de même : alors ils disparoissent tout à-la-fois riches et décrédités; et le monde qu'ils viennent de tromper est encore près d'être trompé par d'autres.

Vous voyez des gens qui entrent sans saluer que légèrement, qui marchent des épaules, et qui se rengorgent comme une femme : ils vous interrogent sans vous regarder; ils parlent d'un ton élevé, et qui marque qu'ils se sentent au-dessus de ceux qui se trouvent présents. Ils s'arrêtent, et on les entoure: ils ont la parole, président au cercle, et per

sistent dans cette hauteur ridicule et contrefaite jusqu'à ce qu'il survienne un grand qui, la faisant tomber tout d'un coup par sa présence, les réduise à leur naturel, qui est moins mauvais.

Les cours ne sauroient se passer d'une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les foibles, et flattent toutes les passions; ils leur soufflent à l'oreille des grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables, devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches; ils font les modes, raffinent sur le luxe et sur la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles, et en équipages; ils ont eux-mêmes des habits où brillent l'invention et la richesse, et ils n'habitent d'anciens palais qu'après les avoir renouvelés et embellis. Ils mangent délicatement et avec réflexion; il n'y a sorte de volupté qu'ils n'essaient, et dont ils ne puissent rendre compte. Ils doivent à eux-mêmes leur fortune, et ils la soutiennent avec la même adresse qu'ils l'ont élevée: dédaigneux et fiers, ils n'abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus; ils parlent où tous les autres se taisent; entrent, pénétrent en des endroits et à des heures où les grands n'osent se faire voir: ceux-ci, avec de longs services, bien des plaies sur le corps, de beaux

emplois, ou de grandes dignités, ne montrent pas un visage si assuré, ni une contenance si libre. Ces gens ont l'oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes, ne sortent pas du Louvre ou du château où ils marchent, et agissent comme chez eux et dans leur domestique, semblent se multiplier en mille endroits, et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils embrassent, ils sont embrassés; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes: personnes commodes, agréables, riches, qui prêtent, et qui sont sans conséquence.

Ne croiroit-on pas de Cimon et de Clitandre qu'ils sont seuls chargés des détails de tout l'état, et que seuls aussi ils en doivent répondre? L'un a du moins les affaires de terre, et l'autre les maritimes. Qui pourroit les représenter exprimeroit l'empressement, l'inquiétude, la curiosité, l'acti vité, sauroit peindre le mouvement. On ne les a jamais vus assis, jamais fixes et arrêtés: qui même les a vus marcher? On les voit courir, parler en courant, et vous interroger sans attendre de réponse. Ils ne viennent d'aucun endroit, ils ne vont nulle part; ils passent et ils repassent. Ne les retar

dez pas dans leur course précipitée, vous démonteriez leur machine: ne leur faites pas de questions, ou donnez-leur du moins le temps de respirer et de se ressouvenir qu'ils n'ont nulle affaire, qu'ils peu

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