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sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps; il se croit des talents et de l'esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec, et le visage maigre: il dort peu, et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l'esprit l'air d'un stupide: il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus: et s'il le fait quelquefois, il s'en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle; il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services: il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide: il marche doucement et légèrement; il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent: il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir, il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place: il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux

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DES BIENS DE FORTUNE.

pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau: il n'y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu; si on le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord d'un siège il parle bas dans la conversation; et il articule mal; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère, il n'ouvre la bouche que pour répondre: il tousse, il se mouche sous son chapeau; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à l'insu de la compagnie; il n'en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre.

CHAPITRE VII.

DE LA VILLE.

L'ON se donne à Paris, sans se parler, comme un rendez-vous public, mais fort exact, tous les soirs, au Cours, ou aux Tuileries, pour se regarder au visage, et se désapprouver les uns les autres.

L'on ne peut se passer de ce même monde l'on n'aime point, et dont on se moque.

que

L'on s'attend au passage réciproquement dans une promenade publique; l'on y passe en revue l'un devant l'autre : carrosse, chevaux, livrées, armoiries, rien n'échappe aux yeux, tout est curieusement ou malignement observé; et, selon le plus ou le moins de l'équipage, ou l'on respecte les personnes, ou on les dédaigne.

Tout le monde connoît cette longue levée' qui borne et qui resserre le lit de la Seine du côté où elle entre à Paris avec la Marne qu'elle vient de recevoir: les hommes s'y baignent au pied pendant les chaleurs de la canicule: on les voit de fort près

jeter dans l'eau, on les en voit sortir: c'est un amusement. Quand cette saison n'est pas venue, les femmes de la ville ne s'y promènent pas encore; et, 'Le quai Saint-Bernard.

quand elle est passée, elles ne s'y promènent plus '.

Dans ces lieux d'un concours général, où les femmes se rassemblent pour montrer une belle étoffe, et pour recueillir le fruit de leur toilette, on ne se promene pas avec une compagne par la nécessité de la conversation; on se joint ensemble pour se rassurer sur le théâtre, s'apprivoiser avec le public, et se raffermir contre la critique: c'est là précisément qu'on se parle sans se rien dire, ou plutôt qu'on parle pour les passants, pour ceux même en faveur de qui l'on hausse sa voix; l'on gesticule et l'on badine, l'on penche négligemment la tête, l'on passe, et l'on repasse.

La ville est partagée en diverses sociétés, qui sont comme autant de petites républiques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire: tant que cet assemblage est dans sa force, et que l'entêtement subsiste, l'on ne trouve rien de bien dit ou de bien fait que ce qui part des siens, et l'on est incapable de goûter ce qui vient d'ailleurs; cela va jusqu'au mépris pour les gens qui ne sont pas initiés dans leurs mystères. L'homme

'Dans ce temps-là, les hommes alloient se baigner dans la Seine, au-dessus de la porte Saint-Bernard; et, dans la saison des bains, le bord de la rivière, à cet endroit, étoit fréquenté par beaucoup de femmes. Plusieurs auteurs satiriques ou comiques se sont moqués du choix peu décent de cette promenade : LES BAINS DE LA PORTE SAINT-BERNARD Sont le titre d'une comédie jouée au Théâtre italien, en 1696.

du monde d'un meilleur esprit, que le hasard a porté au milieu d'eux, leur est étranger. Il se trouve là comme dans un pays lointain, dont il ne connoît ni les routes, ni la langue, ni les mœurs, ni la coutume: il voit un peuple qui cause, bourdonne, parle à l'oreille, éclate de rire, et qui retombe ensuite dans un morne silence; il y perd son maintien, ne trouve pas où placer un seul mot, et n'a pas même de quoi écouter. Il ne manque jamais là un mauvais plaisant qui domine, et qui est comme le héros de la société : celui-ci s'est chargé de la joie des autres, et fait toujours rire avant que d'avoir parlé. Si quelquefois une femme survient qui n'est point de leurs plaisirs, la bande joyeuse ne peut comprendre qu'elle ne sache point rire des choses qu'elle n'entend point, et paroisse insensible à des fadaises qu'ils n'entendent euxmêmes que parcequ'ils les ont faites: ils ne lui pardonnent ni son ton de voix, ni son silence, ni sa taille, ni son visage, ni son habillement, ni son entrée, ni la manière dont elle est sortie. Deux années cependant ne passent point sur une même coterie. Il y a toujours, dès la première année, des semences de division pour rompre dans celle qui doit suivre. L'intérêt de la beauté, les incidents du jeu, l'extravagance des repas, qui, modestes au commencement, dégénèrent bientôt en pyramides de viandes et en banquets somptueux, dérangent

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