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gentes qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur pauvreté est extrême et honteuse : quel partage! Et cela ne prouvet-il pas clairement un avenir?

Chrysippe, homme nouveau, et le premier no ble de sa race, aspiroit, il y a trente années, à se voir un jour deux mille livres de rente pour tout bien: c'étoit là le comble de ses souhaits et sa plus haute ambition; il l'a dit ainsi, et on s'en souvient. Il arrive, je ne sais par quels chemins, jusqu'à donner en revenu à l'une de ses filles, pour sa dot, ce qu'il desiroit lui-même d'avoir en fonds pour toute fortune pendant sa vie : une pareille somme est comptée dans ses coffres pour chacun de ses autres enfants qu'il doit pourvoir; et il a un grand nombre d'enfants: ce n'est qu'en avancement d'hoirie, il y a d'autres biens à espérer après sa mort : il vit encore, quoique assez avancé en âge, et il use le reste de ses jours à travailler pour s'enrichir.

Laissez faire Ergaste, et il exigera un droit de tous ceux qui boivent de l'eau de la rivière, ou qui marchent sur la terre ferme. Il sait convertir en or jusqu'aux roseaux, aux joncs, et à l'ortie; il écoute tous les avis, et propose tous ceux qu'il a écoutés. Le prince ne donne aux autres qu'aux dépens d'Ergaste, et ne leur fait de graces que celles qui lui étoient dues: c'est une faim insatiable d'a

voir et de posséder; il trafiqueroit des arts et des sciences, et mettroit en parti jusqu'à l'harmonie. Il faudroit, s'il en étoit cru, que le peuple, pour avoir le plaisir de le voir riche, de lui voir une meute et une écurie, pût perdre le souvenir de la musique d'Orphée, et se contenter de la sienne.

Ne traitez pas avec Criton, il n'est touché que de ses seuls avantages. Le piège est tout dressé à ceux à qui sa charge, sa terre, ou ce qu'il possède, feront envie: il vous imposera des conditions extravagantes. Il n'y a nul ménagement et nulle composition à attendre d'un homme si plein de ses intérêts et si ennemi des vôtres : il lui faut une dupe.

Brontin, dit le peuple, fait des retraites, et s'enferme huit jours avec des saints: ils ont leurs méditations, et il a les siennes.

il

Le peuple souvent a le plaisir de la tragédie; voit périr sur le théâtre du monde les personnages les plus odieux, qui ont fait le plus de mal dans diverses scènes, et qu'il a le plus haïs.

Si l'on partage la vie des P. T. S. en deux portions égales; la première, vive et agissante, est tout occupée à vouloir affliger le peuple; et la seconde, voisine de la mort, à se déceler et à se ruiner les uns les autres.

Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vôtre, n'a pu soutenir la sienne, ni assurer avant sa mort celle de sa femme et de ses

enfants: ils vivent cachés et malheureux : quelque bien instruit que vous soyez de la misère de leur condition, vous ne pensez pas à l'adoucir; vous ne le pouvez pas en effet, vous tenez table, vous bâtissez mais vous conservez par reconnoissance le portrait de votre bienfaiteur, qui a passé, à la vérité, du cabinet à l'antichambre; quels égards! il pouvoit aller au garde-meuble.

Il y a une dureté de complexion; il y en a une autre de condition et d'état. L'on tire de celle-ci, comme de la première, de quoi s'endurcir sur la misère des autres, dirai-je même, de quoi ne pas plaindre les malheurs de sa famille? Un bon financier ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfants.

Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin. Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique. Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère, montez aux étoiles, si vous le pouvez. M'y voilà. Fort bien: vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, qui veut, aux dépens de tout ce qui se trouvera sur son chemin et à sa rencontre, et quoi qu'il en puisse coûter aux autres, pourvoir à lui seul, grossir sa fortune, et regorger de biens.

Faire fortune est une si belle phrase, et qui dit une si bonne chose, qu'elle est d'un usage universel. On la reconnoît dans toutes les langues: elle plaît

aux étrangers et aux barbares; elle règne à la cour et à la ville; elle a percé les cloîtres et franchi les murs des abbayes de l'un et de l'autre sexe : il n'y a point de lieux sacrés où elle n'ait pénétré, point de désert ni de solitude où elle soit inconnue.

A force de faire de nouveaux contrats, ou de sentir son argent grossir dans ses coffres, on se croit enfin une bonne tête, et presque capable de

gouverner.

Il faut une sorte d'esprit pour faire fortune, et sur-tout une grande fortune. Ce n'est ni le bon, ni le bel esprit, ni le grand, ni le sublime, ni le fort, ni le délicat : je ne sais précisément lequel c'est, et j'attends que quelqu'un veuille m'en instruire.

Il faut moins d'esprit que d'habitude ou d'expérience pour faire sa fortune: l'on y songe trop tard; et, quand enfin l'on s'en avise, l'on commence par des fautes que l'on n'a pas toujours le loisir de réparer: de là vient peut-être que les fortunes sont si

rares.

Un homme d'un petit génie peut vouloir s'avancer; il néglige tout, il ne pense du matin au soir, il ne rêve la nuit, qu'à une seule chose, qui est de s'avancer. Il a commencé de bonne heure, et dès son adolescence, à se mettre dans les voies de la fortune: s'il trouve une barrière de front qui ferme son passage, il biaise naturellement, et va à droite ou à gauche, selon qu'il y voit de jour et d'appa

rence; et, si de nouveaux obstacles l'arrêtent, il rentre dans le sentier qu'il avoit quitté. Il est déterminé par la nature des difficultés, tantôt à les surmonter, tantôt à les éviter, ou à prendre d'autres mesures: son intérêt, l'usage, les conjonctures, le dirigent. Faut-il de si grands talents et une si bonne tête à un voyageur pour suivre d'abord le grand chemin, et, s'il est plein et embarrassé, prendre la terre, et aller à travers champs, puis regagner sa première route, la continuer, arriver à son terme? faut-il tant d'esprit pour aller à ses fins? est-ce donc un prodige qu'un sot riche et accrédité?

Il y a même des stupides, et j'ose dire des imbéciles, qui se placent en de beaux postes, et qui savent mourir dans l'opulence, sans qu'on les doive soupçonner en nulle manière d'y avoir contribué de leur travail ou de la moindre industrie: quelqu'un les a conduits à la source d'un fleuve, ou bien le hasard seul les y a fait rencontrer; on leur a dit, Voulez-vous de l'eau? puisez; et ils ont puisé.

Quand on est jeune, souvent on est pauvre: ou l'on n'a pas encore fait d'acquisitions, ou les successions ne sont pas échues. L'on devient riche et vieux en même temps: tant il est rare que les hommes puissent réunir tous leurs avantages! et, si cela arrive à quelques uns, il n'y a pas de quoi leur

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