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femmes de secondes noces, et qui en dit le temps et les circonstances. Elle paroît ordinairement avec une coiffure plate et négligée, en simple déshabillé, sans corps, et avec des mules: elle est belle en cet équipage, et il ne lui manque que de la fraîcheur. On remarque néanmoins sur elle une riche attache, qu'elle dérobe avec soin aux yeux de son mari: elle le flatte, elle le caresse; elle invente tous les jours pour lui de nouveaux noms; elle n'a pas d'autre lit que celui de ce cher époux, et elle ne veut pas découcher. Le matin, elle se partage entre sa toilette et quelques billets qu'il faut écrire. Un affranchi vient lui parler en secret; c'est Parmenon, qui est favori, qu'elle soutient contre l'antipathie du maître et la jalousie des domestiques. Qui, à la vérité, fait mieux connoître des intentions, et rapporte mieux une réponse, que Parmenon? qui parle moins de ce qu'il faut taire? qui sait ouvrir une porte secrète avec moins de bruit? qui conduit plus adroitement par le petit escalier? qui fait mieux sortir par où l'on est entré?

Je ne comprends pas comment un mari qui s'abandonne à son humeur et à sa complexion, qui ne cache aucun de ses défauts, et se montre au contraire par ses mauvais endroits, qui est avare, qui est trop négligé dans son ajustement, brusque dans ses réponses, incivil, froid, et taciturne,

peut espérer de défendre le cœur d'une jeune femme contre les entreprises de son galant, qui emploie la parure et la magnificence, la complaisance, les soins, l'empressement, les dons, la flat

terie.

Un mari n'a guère un rival qui ne soit de sa main, comme un présent qu'il a autrefois fait à sa femme. Il le loue devant elle de ses belles dents et de sa belle tête; il agrée ses soins; il reçoit ses visites; et, après ce qui lui vient de son cru, rien ne lui paroît de meilleur goût que le gibier et les truffes que cet ami lui envoie. Il donne à souper, et il dit aux conviés: Goûtez bien cela; il est de Léandre, et il ne me coûte qu'un grand merci.

Il y a telle femme qui anéantit ou qui enterre son mari, au point qu'il n'en est fait dans le monde aucune mention: vit-il encore? ne vit-il plus? on en doute. Il ne sert dans sa famille qu'à montrer l'exemple d'un silence timide et d'une parfaite soumission. Il ne lui est dû ni douaire ni conventions; mais à cela près, et qu'il n'accouche pas, il est la femme, et elle le mari. Ils passent les mois entiers dans une même maison sans le moindre danger de se rencontrer; il est vrai seulement qu'ils sont voisins. Monsieur paie le rôtisseur et le cuisinier; et c'est toujours chez madame qu'on a soupé. Ils n'ont souvent rien de commun, ni le lit, ni la table, pas même le nom: ils vivent à la ro

maine ou à la grecque; chacun a le sien; et ce n'est qu'avec le temps, et après qu'on est initié au jargon d'une ville, qu'on sait enfin que M. B... est publiquement, depuis vingt années, le mari de madame L...'.

Telle autre femme, à qui le désordre manque pour mortifier son mari, y revient par sa noblesse et ses alliances, par la riche dot qu'elle a apportée, les charmes de sa beauté, par son mérite, par

par

ce que quelques uns appellent vertu.

Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.

Les douleurs muettes et stupides sont hors d'usage: on pleure, on récite, on répéte, on est si touchée de la mort de son mari, qu'on n'en oublie pas la moindre circonstance.

Ne pourroit-on point découvrir l'art de se faire aimer de sa femme?

Une femme insensible est celle qui n'a pas encore vu celui qu'elle doit aimer.

Il y avoit à Smyrne une très belle fille qu'on appeloit Émire, et qui étoit moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité

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B. et L. Sont encore de ces lettres initiales d'une signification vaine et incertaine, que La Bruyère employoit pour dépayser ses lecteurs, et les dégoûter des applications.

par

de ses mœurs, et sur-tout l'indifférence qu'elle conservoit pour tous les hommes, qu'elle voyoit, disoit-elle, sans aucun péril, et sans d'autres dispositions que celles où elle se trouvoit pour ses amies ou pour ses frères. Elle ne croyoit pas la moindre partie de toutes les folies qu'on disoit

que

l'amour avoit fait faire dans tous les temps; et celles qu'elle avoit vues elle-même, elle ne les pouvoit comprendre: elle ne connoissoit que l'amitié. Une jeune et charmante personne, à qui elle devoit cette expérience, la lui avoit rendue si douce, qu'elle ne pensoit qu'à la faire durer, et n'imaginoit pas par quel autre sentiment elle pourroit jamais se refroidir sur celui de l'estime et de la confiance, dont elle étoit si contente. Elle ne parloit que d'Euphrosine, c'étoit le nom de cette fidéle amie; et tout Smyrne ne parloit que d'elle et d'Euphrosine: leur amitié passoit en proverbe. Émire avoit deux frères qui étoient jeunes, d'une excellente beauté, et dont toutes les femmes de la ville étoient éprises: et il est vrai qu'elle les aima toujours comme une sœur aime ses frères. Il y eut un prêtre de Jupiter qui avoit accès dans la maison de son père, à qui elle plut, qui osa le lui déclarer, et ne s'attira que du mépris. Un vieillard, qui, se confiant en sa naissance et en ses grands biens, avoit eu la même audace, eut aussi la même aventure. Elle triomphoit cependant; et c'étoit jusqu'a

lors au milieu de ses frères, d'un prêtre, et d'un vieillard, qu'elle se disoit insensible. Il sembla que le ciel voulût l'exposer à de plus fortes épreuves, qui ne servirent néanmoins qu'à la rendre plus vaine, et qu'à l'affermir dans la réputation d'une fille que l'amour ne pouvoit toucher. De trois amants que ses charmes lui acquirent successivement, et dont elle ne craignit pas de voir toute la passion, le premier, dans un transport amoureux, se perça le sein à ses pieds; le second, plein de désespoir de n'être pas écouté, alla se faire tuer à la guerre de Créte; et le troisième mourut de langueur et d'insomnie. Celui qui les devoit venger n'avoit pas encore paru. Ce vieillard qui avoit été si malheureux dans ses amours s'en étoit guéri par des réflexions sur son âge et sur le caractère de la personne à qui il vouloit plaire : il desira de continuer de la voir; et elle le souffrit. Il lui amena un jour son fils, qui étoit jeune, d'une physionomie agréable, et qui avoit une taille fort noble. Elle le vit avec intérêt, et comme il se tut beaucoup en la présence de son père, elle trouva qu'il n'avoit pas assez d'esprit, et desira qu'il en eût eu davantage. Il la vit seul, parla assez, et avec esprit; et comme il la regarda peu, et qu'il parla encore moins d'elle et de sa beauté, elle fut surprise et comme indignée qu'un homme si bien fait et si spirituel ne fût pas galant. Elle s'entretint de lui

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