Page images
PDF
EPUB

ves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre et d'Ésope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put,' comme chacun farde sa marchandise; Ésope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présenterent, entre autres un philosophe appellé Xantus. Il demanda au grammairien et au chantre ce qu'ils savoient faire : Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s'imaginer de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles, son grammairien trois mille : et en cas que l'on achetât l'un des deux, il devoit donner Ésope par dessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui conseillerent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri de si bonne grace on en feroit un épouvantail, il divertiroit

les

geas par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Esope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui seroit propre, comme il l'avoit demandé à ses camarades. Ésope répondit, A rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnerent quittance sans rien payer. Xantus avoit une femme de goût assez délicat,

et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pás; si bien que de lui aller présenter sérieusement son nou vel esclave, il n'y avoit pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulût mettre en colere et se faire moquer de lui. Il jugea plus à propos d'en faire un' sujet de plaisanterie; et alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se penserent battre à qui l'auroit pour son serviteur: mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'étoit pour chasser qu'on lui amenoit un tel monstre; qu'il y avoit long-temps que le philosophe se lassoit d'elle. De parole en parole le différend s'échauffa jusqu'à tel point, que la femme demanda son bien et voulut se retirer chez ses parents. Xantus fit tant par sa patience, et Ésope par son esprit, que les choses s'accommoderent. On ne parla plus de s'en aller, et peut-être que l'accoutumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

la

Je laisserai beaucoup de petites choses où il fit paroître la vivacité de son esprit; car, quoiqu'on puisse juger par-là de son caractere, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la posté rité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardoit la philoso

phie aussi-bien que le jardinage; c'est que les herbes qu'il plantoit et qu'il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles

que

la terre produisoit d'elle-même sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on coutume de faire quand on est court. Ésope se mit à rire ; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parceque la question n'étoit pas digne de lui ; il le laissoit donc avec son garçon, qui assurément le satisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin, Ésope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussi des enfants d'une autre femme : sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l'aversion pour ceux-ci, et leur ôteroit la nourriture afin que les siens en profitassent. Il en étoit ainsi de la terre, qui n'adoptoit qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits pour les siennes seules: elle étoit marâtre des unes, et mere passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Ésope tout ce qui étoit dans son jardin.

Il arriva quelque temps après un grand différend entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises et dit à Ésope: Va porter ceci à ma bonne amie. Ésope l'alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua

pas

de demander des nouvelles de son présent, et si on l'avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage: on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda 3'il ne lui avoit pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Esope répondit là-dessus que la bonne amie n'étoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce; c'étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire des caresses après qu'on l'avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colere qu'elle se retira d'avec lui. Il n'y eut parent ni ami par qui Xantus ne lui fît parler, sans que les raisons ni les prieres y gagnassent rien. Esope s'avisa d'un stratagême. Hacheta force gibier, comme pour une noce considérable, et fit tant qu'il fut rencontré par un des domestiques de sa maîtresse. Celui-ci lui demanda pourquoi tant d'apprêts. Esope lui dit que son maître, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussitôt que la dame sut cette nouvelle, elle retourna chez son mari, par esprit de contradiction ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pieces à son maître, et tous les jours se sauvoit du châtiment par quelque trait de subtilité. Il n'étoit pas possible au philosophe de le confondre.

Un certain jour de marché, Xantus, qui avoit dessein de régaler quelques uns de ses amis, lui com. manda d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur, et

rien autre chose. Je t'apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t'en remettre à la discrétion d'un esclave. Il n'acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces: l'entrée, le second, l'entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louerent d'abord le choix de ce mets; à la fin ils s'en dégoûterent. Ne t'ai-je pas commandé, dit Xantus, d'acheter ce qu'il y auroit de meilleur? Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue? reprit Esope. C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police; on instruit, on persuade, on regne dans les assemblées, on s'acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien! dit Xantus (qui prétendoit l'attraper), achete-moi demain ce qui est de pire: ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.

Le lendemain, Esope ne fit servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde. C'est la mere de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu'elle est l'organe de la vérité, c'est aussi celui de l'erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d'un côté elle loue les dieux, de l'autre elle profere des blasphêmes contre leur puissance. Quelqu'un de la compagnie dit à Xantus que véritablement ce valet lui étoit fort nécessaire; car il savoit le mieux du monde exercer la patience d'un philosophe, De quoi vous mettez-vous en peine?

« PreviousContinue »