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Dans la huitième édition, la dernière qui dût être augmentée, et que l'auteur nous présente résolûment comme telle sur le titre et dans la préface, nous retrouvons l'avis que toutes différences entre les anciennes et les nouvelles remarques ont été supprimées. Quelques pages plus loin cependant, une marque particulière est placée à côté de la première des réflexions inédites que nous rencontrons, et cette marque, que l'on a «< exigée » de l'auteur « pendant le cours de l'édition », nous est-il dit 1, est reproduite en marge de toutes les additions nouvelles. Qui l'a exigée? La censure, ainsi que l'ont dit MM. Walckenaer, Destailleur, et autres éditeurs? ou bien le libraire? C'est encore Michallet, suivant nous, qui contraignit la Bruyère à l'introduire pendant le cours de l'impression. Bien qu'il ait déclaré dans la préface qu'il ne signalerait plus les accroissements de son livre, la Bruyère cède, mais à la condition qu'une note annoncera qu'il y a été forcé de là une phrase qui trahit quelque impatience, et qu'il n'eût certainement pas écrite, s'il eût obéi dans cette circonstance aux ordres d'une autorité administrative ou judiciaire. La censure en effet, de quelque nom qu'on l'appelle, n'a jamais souffert aisément qu'un auteur fit part au public de ses exigences.

Quelle défiance, au surplus, aurait pu inspirer à la censure cette huitième édition? A la différence de toutes celles qui la séparaient de la première, elle paraissait avec un nouveau privilége, qui permettait la réimpression des Caractères et l'impression « des augmentations considérables faites par l'auteur »> ; or si la censure avait ressenti la moindre inquiétude en voyant s'augmenter encore les Caractères, elle en eût certainement demandé, obtenu et examiné la copie avant d'accorder le privilége. Puisqu'elle pouvait prendre par avance ses précautions contre l'auteur, elle n'avait aucun intérêt à exiger de lui, ainsi qu'on le prétend, qu'il désignât publiquement les additions sur le livre imprimé.

Si ce n'est elle, c'est Michallet, nous le répétons sous forme de conclusion, qu'il faut accuser d'avoir fait en quelque sorte violence à la Bruyère, Michallet, qui, toujours désireux de faire

1. Voyez ci-après, p. 36, note 2.

appel à la curiosité du public et regrettant que la sixième édition ne fit pas apparaître par un nouveau signe les augmentations nouvelles, obtint que le lecteur fût averti des accroissements par une table à la fin de la septième édition et par une main dans les marges de la huitième.

A l'exemple de MM. Walckenaer et Destailleur, et pour abréger notre dissertation, nous nous sommes servi jusqu'à présent du mot << censure », en lui donnant une acception qu'il n'avait pas au dix-septième siècle. Au moins nous faut-il dire qu'il n'est pas ici question de l'autorité des personnages auxquels le chancelier confiait l'examen des manuscrits que l'on voulait publier, et pour lesquels on lui demandait un privilége. Une fois l'approbation donnée par le littérateur désigné, son rôle était fini : c'est au lieutenant de police et au chancelier qu'appartenait la surveillance des livres imprimés. Nous ne pouvons affirmer que ni l'un ni l'autre n'aient jamais pris alarme des augmentations que faisait la Bruyère, alors que de la quatrième à la septième édition il renouvelait en quelque sorte son œuvre sans demander un nouveau privilége; mais il ne s'en est encore découvert aucune preuve dans la correspondance administrative du temps, non plus que dans le livre lui-même.

C'est à Théophraste que la Bruyère a emprunté son titre, tout en le modifiant heureusement. Le titre grec, qu'on le traduise: Caractères moraux, ou moins littéralement, comme l'a fait notre auteur: Caractères des mœurs, ne pouvait s'adapter exactement à son livre qui est formé de remarques ou réflexions et de portraits. L'avantage que présenta aux yeux de la Bruyère le sous-titre de mœurs était, sans nul doute, d'embrasser à la fois ses remarques et ses portraits ou caractères : tout d'abord, si je ne me trompe, ce dernier nom convenait exclusivement, dans sa pensée, à ses portraits, rares encore dans les trois premières éditions. Dès la quatrième, où ils devenaient plus nombreux, il en étendait le sens, et l'appliquait à l'ensemble de son œuvre1; puis dans la cinquième, chacun des paragraphes, qu'il fût une réflexion ou un portrait, devenait pour lui un caractère. Nous nous étions refusé dans la première édition de cette notice, à suivre

1. Voyez le dernier alinéa du chapitre Des esprits forts.

l'exemple de nos devanciers, qui attribuent le nom de caractère, ainsi qu'il l'avait fait lui-même, à chacun des morceaux que contiennent les chapitres; mais nous avions tort. Non seulement, nous voyons ce mot avec une signification précise dans la table des augmentations qui termine la septième édition, mais déjà, nous venons de le dire, il était employé avec le même sens dans la préface de la cinquième1.

Le mot de caractères fut au surplus bientôt à la mode, et, gardant l'acception nouvelle qu'il venait de recevoir, il servit de titre à un grand nombre des ouvrages de morale que fit naître le succès des Caractères de la Bruyère.

Hors les chansons et l'article du Mercure galant que nous avons mentionnés en racontant l'admission de la Bruyère à l'Académie, il ne se produisit aucune attaque publique contre lui pendant sa vie. Mais en 1699 le chartreux dom Bonaventure d'Argonne fit paraître, sous le pseudonyme de VigneulMarville, une critique pleine d'amertume et d'injustice2; et aux premiers jours de l'année 1701, Michel Brunet, le libraire du Mercure galant, que la Bruyère avait si mal traité, mit en vente un livre où, sous ce titre peu exact: Sentimens critiques sur les Caractères du Théophraste de Monsieur de la Bruyère, étaient tour à tour critiqués l'ouvrage de la Bruyère et celui d'un de ses imitateurs, le Théophraste moderne. L'approbation était signée de Fontenelle, le Cydias des Caractères.

L'une et l'autre attaque donnèrent lieu à de longues réfutations. L'apologiste que suscita la dissertation de Bonaventure d'Argonne fut Pierre Coste, qui publia en 1702 la Défense de M. de la Bruyère et de ses Caractères contre les accusations et objections de M. de Vigneul-Marville; ce lourd plaidoyer a souvent pris place dans les éditions des Caractères.

Il avait été répondu plus promptement aux Sentimens critiques dans le courant de l'année 1701 en effet, le libraire Delespine, successeur de Michallet, avait mis en vente l'Apolo

1. Voyez ci-après, page 20, ligne 11.

2. Elle se trouve dans ses Mélanges d'histoire et de littérature (Rouen, 1699, 1 vol. in-12, p. 332-364, et 1701, 3 vol. in-12, tome I, p. 342-369). Voyez, sur cette critique et sur les livres mentionnés ci-après, la Notice bibliographique, tome IV, p. 106 et sui

vantes.

gie de Monsieur de la Bruyère ou Réponse à la critique des Caractères de Théophraste : cette réplique, qui paraissait avec une approbation de Pavillon, le poëte que l'Académie avait préféré à la Bruyère en 1691, était anonyme comme l'avait été la critique. L'auteur de l'Apologie toutefois ne se cachait pas avec beaucoup de mystère : on sut bientôt qu'il était avocat, se nommait Brillon, et avait composé plusieurs livres de morale, entre autres le Théophraste moderne, auquel avait été consacrée la moitié du livre des Sentimens critiques. Brillon, dit Walckenaer, « donna un bel exemple, car, au lieu de songer à défendre son propre ouvrage, sévèrement critiqué dans le livre qu'il réfutait, il n'en parla pas, et s'occupa uniquement du livre de la Bruyère1. » Ne lui sachons pas trop de gré de sa réserve. La critique du Théophraste moderne n'était pas blessante, et comment eût-elle pu l'être ? l'auteur était Brillon lui-même. Attaquant les Caractères de la Bruyère dans les Sentimens critiques, il s'était fait l'honneur d'attaquer en même temps son propre Théophraste; après quoi, il s'était empressé de défendre la Bruyère contre les inoffensives puérilités de l'acte d'accusation qu'il avait dressé, négligeant, comme il vient d'être dit, de plaider contre lui-même sa propre cause dans ce nouvel ouvrage anonyme.

Le secret de la supercherie où s'était exercé sans éclat, comme d'ailleurs sans méchanceté, son talent de dialectique, échappa un jour à Brillon, car au milieu des ouvrages que lui attribue le Dictionnaire historique de Moréri à partir de l'édition de 1712, nous voyons figurer la Critique de M. de la Bruyère et son Apologie : témoignage d'autant moins suspect que Brillon lui-même, dans l'article que contient sur sa propre personne son Dictionnaire des Arrêts 2, nous renvoie complaisamment à l'article du continuateur de Moréri.

A défaut de cet aveu, le rapprochement des dates qui suivent permettrait encore de convaincre Brillon du double rôle qu'il a joué. Le privilége de l'Apologie est daté du 12 mars 1701, et l'impression en a été terminée le 30 juin de la même année ; mais, dès le 4 octobre 1700 le manuscrit se trouvait entre les

1. Étude sur la Bruyère, p. 42.

2. Voyez la seconde édition (1727), tome I, au nom Brillon.

mains de Pavillon, car l'approbation porte cette date: or l'impression des Sentimens critiques, autorisée par un privilége du 13 mars 1700, ne devait être achevée que le 15 novembre, c'està-dire plus de cinq semaines après le jour où fut signée l'approbation de l'Apologie. A moins de s'inscrire en faux contre la date de cette approbation, il faut bien reconnaître que l'auteur seul des Sentimens critiques pouvait être l'auteur de l'Apologie, qui en était la réfutation page par page, ligne par ligne. Il suffit au surplus, pour rendre à Brillon ce que l'on a inexactement attribué à l'abbé de Villiers ou à d'Argonne1, de rapprocher les deux ouvrages : ils trahissent la même main.

«

Le calme se fit peu à peu autour du nom de la Bruyère. << Pourquoi, écrivait l'abbé d'Olivet en 1729, les Caractères de M. de la Bruyère, que nous avons vus si fort en vogue durant quinze ou vingt ans, commencent-ils à n'être plus si recherchés? Ce n'est pas que le public se lasse enfin de tout, puisqu'aujourd'hui la Fontaine, Racine, Despréaux ne sont pas moins lus qu'autrefois. Pourquoi, dis-je, M. de la Bruyère n'a-t-il pas tout à fait le même avantage? Prenons-nous-en, du moins en partie, à la malignité du cœur humain. Tant qu'on a cru voir dans ce livre les portraits des gens vivants, on l'a dévoré, pour se nourrir du triste plaisir que donne la satire personnelle; mais, à mesure que ces gens-là ont disparu, il a cessé de plaire si fort par la matière, et peut-être aussi que la forme n'a pas suffi toute seule pour le sauver, quoiqu'il soit plein de tours admirables et d'expressions heureuses qui n'étoient pas dans notre langue auparavant 2. >>

»

L'abbé d'Olivet s'est un peu trop hâté : la Bruyère vit encore, et s'il est vrai que pendant une partie du dix-huitième siècle son livre ait été un peu négligé, la liste des éditions que donne notre Bibliographie prouve que lecteurs et admirateurs lui sont bientôt revenus, se renouvelant sans cesse jusqu'à nos jours.

1. Nous retrouverons encore Brillon en commentant dans l'Appendice (voyez ci-après, p. 343) la réflexion 64 du chapitre des Ouvrages de l'esprit.

2. Histoire de l'Académie françoise, par Pellisson et d'Olivet, édition Livet, tome II, p. 319. Voyez aussi Voltaire, au chapitre XXXI du Siècle de Louis XIV.

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