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leur vie, ni ne sont détournés par le péril; la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté un ouvrage ou forcé un retranchement, que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles ou sur la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce que l'on dise de lui qu'il a bien fait.

La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau: elle lui donne de la force et du relief. (ÉD. 8.)

Un extérieur simple est l'habit des hommes vulgaires, il est taillé pour eux et sur leur mesure; mais c'est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante. (ÉD. 8.)

Certains hommes, contents d'eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels : semblables à ces gens d'une taille médiocre qui se baissent aux portes, de peur de se heurter. (ÉD. 8.)

Votre fils est bègue: ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille est née pour le monde: ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xanthus, votre affranchi, est foible et timide: ne différez pas, retirez-le des légions et de la milice. « Je veux l'avancer, » dites-vous. Comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions; servez-vous du temps; nous vivons dans

1. VAR. (édit. 6) : de terres et de possessions.

un siècle où elles lui feront plus d'honneur que la vertu. « Il m'en coûteroit trop,» ajoutez-vous. Parlez-vous sérieusement, Crassus? Songez-vous que c'est une goutte d'eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xanthus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites1 d'un engagement où il n'est pas propre? (ÉD. 6.)

Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui 19. nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrâce, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité. (ÉD. 4.)

S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses 20. rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu ? (ÉD. 4.)

S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne l'est pas 21. moins d'être tel qu'on ne s'informe plus si vous en avez. (ÉD. 4.)

Il apparoît de temps en temps sur la surface de la 22. terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants: ils composent seuls toute leur race. (ÉD. 5.)

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Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire, et s'il y a du péril, avec péril : il inspire le courage, ou il y supplée. (ED. 4.) (Éd.

Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne1 toute la perfection dont il est capable, l'on en sort en quelque manière, et l'on s'égale à ce qu'il y a de plus noble et de plus relevé. V** est un peintre, C** un musicien, et l'auteur de Pyrame est un poëte; mais MIGNARD est MIGNARD, LULLI est LULLI, et CORNEILLE est COR

NEILLE.

I. VAR. (édit. I et 24): et que l'on lui donne.

2. Tous les contemporains ont reconnu l'un des Vignon dans le peintre V**, et Colasse dans le musicien C. Claude-François Vignon, célèbre peintre du temps, membre de l'Académie de peinture, mourut en 1670, laissant deux fils: l'un, Claude-François Vignon, peintre d'histoire, qui faisait partie de l'Académie depuis plus de vingt années lorsque la Bruyère publia cette réflexion, et l'autre, Philippe, peintre de portraits, qui venait d'y entrer (30 août 1687); le premier mourut en 1703, âgé de soixante-neuf ans; le second en 1701, âgé de cinquante-sept ans Pascal Colasse, élève de Lulli (mais non point son gendre, ainsi que l'ont dit MM. Walckenaer et Destailleur), venait de faire jouer Achille et Polycène (7 novembre 1687), lorsque fut imprimée la première édition des Caractères. Les paroles de cette tragédie lyrique étaient de Campistron; Lulli avait composé l'ouverture et la musique du premier acte. Avant d'achever cet opéra, Colasse avait composé des motets et des cantiques. Il était l'un des maîtres de la musique du Roi depuis 1683. L'auteur de Pyrame est Pradon : à l'époque où la Bruyère parlait ainsi de lui, il avait fait jouer les tragédies de Pyrame et Thisbé (1674), Tamerlan (1676), Phèdre el Hippolyte (3 janvier 1677), la Troade et Statira (1679). Lulli était mort depuis quelques mois (22 mars 1687) lorsque parut la première édition des Caractères, qui contenait cet alinéa. Quant à Pierre Mignard, il vivait encore à cette époque. C'est par suite d'une évidente confusion que quelques éditeurs ont assigné la date de 1668 à la mort du Mignard que nomme la Bruyère il s'agit de Pierre Mignard, qui mourut en 1695, et non de son frère Nicolas, qui mourut en effet dans l'année 1668.

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Un homme libre, et qui n'a point de femme, s'il a 25. quelque esprit peut s'élever au-dessus de sa fortune, se mêler dans le monde, et aller de pair avec les plus honnêtes gens. Cela est moins facile à celui qui est engagé : il semble que le mariage met tout le monde dans son ordre.

Après le mérite personnel, il faut l'avouer, ce sont les 26. éminentes dignités et les grands titres dont les hommes tirent plus de distinction et plus d'éclat; et qui ne sait être un ÉRASME doit penser à être évêque. Quelques-uns, pour étendre leur renommée, entassent sur leurs personnes des pairies, des colliers d'ordre, des primaties, la pourpre, et ils auroient besoin d'une tiare; mais quel besoin a Trophime1 d'être cardinal? (ÉD. 4.)

L'or éclate, dites-vous, sur les habits de Philémon. - 27. Il éclate de même chez les marchands. Il est habillé des plus belles étoffes. Le sont-elles moins toutes déployées dans les boutiques et à la pièce? Mais la broderie et les ornements y ajoutent encore la magnificence. Je loue donc le travail de l'ouvrier. Si on lui demande quelle heure il est, il tire une montre qui est un chef-d'œuvre; la garde de son épée est un onyx2;

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1. Dans la 10e édition, dans presque toutes les éditions françaises du dix-huitième siècle et dans toutes les éditions modernes jusqu'à celle de Walckenaer, le nom de Trophime a été remplacé par celui de Bénigne, qui semblait désigner Bossuet. Mais si la Bruyère, comme il est vraisemblable, visait l'evêque de Meaux, sa pensée n'a pas été comprise par les auteurs des clefs : ils ont vu dans les derniers mots de la phrase une allusion à l'évêque de Grenoble, le Camus, et à sa promotion au cardinalat, qui, en 1686, avait mécontenté Louis XIV.

2. Agate. (Note de la Bruyère.) « Onyce, dit le Dictionnaire de l'Académie de 1694, espèce d'agate très fine, de couleur blanche et brune. » La 5e édition porte une onix; l'Académie, dans sa

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il a au doigt un gros diamant qu'il fait briller aux yeux, et qui est parfait; il ne lui manque aucune de ces curieuses bagatelles que l'on porte sur soi autant pour la vanité que pour l'usage, et il ne se plaint non plus toute sorte de parure qu'un jeune homme qui a épousé une riche vieille. Vous m'inspirez enfin de la curiosité; il faut voir du moins des choses si précieuses' envoyez-moi cet habit et ces bijoux de Philémon; je vous quitte de la personne (ÉD. 5.)

Tu te trompes, Philémon', si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage : l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusques à toi, qui n'es qu'un fat.

Ce n'est pas qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus de naissance et plus d'esprit2 il lit cela dans la contenance et dans les yeux de ceux qui lui parlent.

Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande', une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de

première édition (1694), fait également onyce du féminin. Toutes les éditions du dix-septième siècle donnent onix, et non onyx; dans la note elles ont agathe.

Cet alinéa et le

1. VAR. (édit. 5): des choses si rares et si précieuses. 2. VAR. (édit. 1-4): Tu te trompes si, etc. suivant faisaient partie dans les quatre premières éditions du chapitre des Biens de fortune. C'est lorsqu'il les a placés à la suite de l'alinéa précédent, dans la 5e édition, que l'auteur a introduit ici le nom de Philémon.

3. « Plus d'esprit et plus de naissance, » dans les trois premières éditions.

4. La Bruyère avait d'abord écrit, ici et ailleurs, d'Hollande; à la 2e édition il fit imprimer de Hollande.

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